Les révolutions arabes devraient consolider la position de la place financière de Luxembourg, et pas seulement dans les produits « charia »

À nous les pétrodollars !

d'Lëtzebuerger Land du 17.03.2011

Le malheur des uns fait le bonheur des autres : l’état d’urgence décrété au Barhreïn suite aux mouvements populaires de révolte contre le régime en place fait fuir les capitaux des nababs du Golfe persique, de plus en plus riches, avec un baril de pétrole qui flirte avec les 100 dollars. Ce serait donc le moment ou jamais pour le centre financier luxembourgeois, qui affiche clairement ses ambitions vis-à-vis de la finance islamique et jouera sa survie en diversifiant l’origine de ses clients, quelle que soit d’ailleurs l’éthique qui accompagne ses produits, d’attirer à lui les liquidités des monarchies pétrolières du Golfe persique, qui traditionnellement étaient placées à Manama, dont la place financière est avant tout une invention de l’Arabie saoudite toute proche. Le centre est présenté comme une plaque tournante des capitaux saoudiens et koweitis. Le régime saoudien, en guise de soutien à son voisin bahreini lui fait cadeau chaque jour de l’équivalent de 150 000 barils de pétrole. Manne qui serait immédiatement coupée si l’opposition chiite devait un jour prendre le pouvoir.

Les manifestations de rue n’ont pas seulement gêné les déplacements dans le quartier des affaires à Manama, elles ont surtout jeté le doute chez les investisseurs sur la stabilité de cette place financière. Clairement, le vent est favorable à l’Europe pour drainer l’argent des revenus pétroliers en quête de stabilité. « 75 pour cent des fonds d’investissement destinés au Barhrein sont domiciliés au Luxembourg, c’est la raison pour laquelle il faut y suivre l’évolution politique », signale l’avocat Marc Theisen, dont l’étude s’est en partie spécialisée dans la finance islamique. Les montants qui y sont investis sont toutefois à relativiser par rapport aux 2 200 milliards d’actifs sous gestion à Luxembourg, tempère pour sa part Pierre Weimerskirch, associé chez Ernst [&] Young qui revient d’une mission au Moyen Orient et a participé à celle du ministre des Finances sous la houlette de l’agence Luxembourg For Finance. « Il y a trois ans, avant la crise financière, les investisseurs du Golfe étaient séduits par l’Asie, qui offrait alors des return plus élevés qu’en Europe », indique-t-il. Les problèmes d’inflation et les tensions en Chine par exemple les font désormais regarder vers le Vieux continent, en retour de grâce. « Ils voient à nouveau l’Europe comme un safe heaven, en raison de sa stabilité et des opportunités d’investissement qu’elle présente », poursuit l’associé de Ernst[&]Young. « C’est peut-être regrettable de profiter de la situation, consent-il, mais s’il faut y aller, c’est maintenant. »

Le voyage de promotion conduit par Luc Frieden (CSV) à Abu Dhabi le 7 février, puis Riyad le 9 et enfin un crochet par le Liban le 10, fut donc du pain béni, même si sa programmation était étrangère à la survenue des révolutions qui secouent actuellement le monde arabe et qui risquent de modifier durablement la géographie des flux financiers empruntés par les pétrodollars. Dans sa tournée pour séduire les investisseurs du Golfe, Luc Frieden ne s’est pas trompé de stratégie en insistant lourdement sur le havre de stabilité que présente une juridiction comme le grand-duché. La stabilité politique et juridique du Luxembourg est d’ailleurs le fil rouge des promoteurs de la place financière dans leurs virées à l’étranger et leur principal argument de vente. « Nous vendons notre stabilité politique », confirme Marc Theisen. L’avocat considère qu’à long terme, l’évolution du monde arabe vers davantage de liberté sur le plan politique et des droits de l’homme aura aussi des retombées positives sur les affaires.

Les révolutions du Maghreb, si elles ont été un déclencheur dans l’émancipation des populations du Moyen-Orient, ne devraient avoir qu’un impact marginal sur la santé de l’économie luxembourgeoise qui n’y avait pas pris ses marques, les échanges financiers avec des pays comme la Tunisie ou même l’Égypte étant presque inexistants. La Libye de Mouammar Kadhafi (lire aussi l’encadré) constitue sans doute l’exception : en froid avec la Suisse, malgré les excuses officielles de son gouvernement, le « leader » libyen a investi ses revenus pétroliers et gaziers ailleurs en Europe, à Londres, en Espagne et même au Luxembourg où « son » fonds, LIA, était candidat à la reprise de la banque Kaupthing Luxembourg.

Au reste, la finance islamique conforme à l’orthodoxie dominante sunnite, nouvelle niche de développement du centre financier luxembourgeois, est sous-développée au Maghreb. Il n’y a donc pas de crainte de voir un assèchement brutal des flux financiers venant de cette zone, puisqu’il y en avait déjà si peu.

La question de l’impact des révolutions arabes sur les ambitions luxembourgeoises se pose davantage dans les pays du Golfe persique et même aussi dans l’Asie musulmane, notamment en Malaisie, dont la capitale, Kuala Lumpur, est historiquement l’un des principaux centres de la finance islamique (et héberge ­notamment le siège de l’Islamic Financial Services Board, qui organise en mai au Luxembourg, avec le concours de la Banque centrale du Luxembourg, son forum annuel), bien que Singapour, qui est en train de développer un réseau « charia compliant », devient l’un de ses plus sérieux concurrents.

Que ce soient des produits à com­posante éthico-religieuse ou de l’argent du pétrole non recyclé, les investisseurs orientaux cherchent des havres de sécurité et le trouvent d’abord en Europe qui a retrouvé grâce à leurs yeux. La palette de produits d’investissement offerte au Luxembourg et les efforts des autorités de mettre sur un pied d’éga-lité sur le plan fiscal les produits « charia » et les produits financiers conventionnels, ainsi que le développement d’un réseau de conventions de non double imposition (encore embryonnaire, avec des traités seulement négociés, mais pas encore ratifiés avec l’Arabie saoudite, le Koweit, Bahrein et Qatar, seule a été ratifiée la convention avec les Émirats arabes unis), contribuent à l’attractivité de la place financière.

Les investisseurs du Golfe lorgnent avidement sur l’offre luxembourgeoise. C’est le moment d’ailleurs de concrétiser les affaires. Il faut le faire avant le mois de juillet, qui marquera cette année la période de Ramadan et donc de longue trêve des affaires. Le forum de l’IFSB dans moins de deux mois devrait contribuer à mettre le Luxem­bourg dans la course en tête, bien que l’essentiel des flux venant du Moyen-Orient atterrit dans des structures non-règlementées, de type Soparfi et sont investis dans des produits plutôt conventionnels. Il est presque impossible d’en faire un inventaire chiffré.

L’inauguration début mars du bureau luxembourgeois d’Amanie Business Solution, société conseil en finance islamique, témoigne de l’engouement des investisseurs du Golfe pour le grand-duché. Cette arrivée complète le tableau des professionnels de la finance islamique basés à Luxembourg que vient de dresser l’agence Luxembourg For Finance sur son site Internet.

Sufian Bataineh, ancien avocat de l’étude Wildgen, a quitté le barreau de Luxembourg, il y a un an, pour fonder la société de conseil indépendante Dananeer et aiguiller les investisseurs vers l’offre « islamique » luxembourgeoise. « Depuis deux semaines, témoigne-t-il, les investisseurs montrent un intérêt grandissant à créer des fonds d’investissement ‘charia’ au Luxembourg ». Il s’agit pour l’essentiel de ressortissants saoudiens ou qataris que le cours actuel du pétrole a gorgés de liquidités à placer d’urgence à l’abri des aléas qui secouent le monde arabe et qui risquent de peser sur l’avenir politique d’une série de ploutocraties de la région.

Véronique Poujol
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