À la recherche d’une première clef du référendum

Les citoyens libérés de la « parole politique »

d'Lëtzebuerger Land vom 12.06.2015

Les Luxembourgeois ont choisi très clairement de maintenir le lien entre la nationalité et la citoyenneté. Au-delà du respect à avoir de la sanction populaire et du travail parlementaire à venir dont le caractère moral et efficient ne saurait être séparé, le référendum du 7 juin montre ô combien une nouvelle fois l’état de la démocratie moderne. Les citoyens sont libérés de la « parole politique ».

En premier lieu, non seulement le temps des grands récits politiques est bel et bien terminé mais aussi celui d’une certaine forme de communication en politique. En ce qui concerne le récit politique, il s’agissait pour chaque culture politique d’établir la cohérence et la formalisation d’un discours général (de l’identification à la solution) sur l’ensemble des problèmes rencontrés dans une société.

Les cultures politiques chrétienne-sociale, libérale, socialiste et/ou écologiste (dans une moindre mesure car plus récente) parvenaient ainsi à travers un réseau d’associations, de médias, une formation politique etc., non seulement à fédérer mais aussi à reproduire une « discipline de vote » sur tout objet politique nouveau à travers le prisme d’une représentation sociale unique et « globalisante ». En en forçant à dessein le trait : « ce que le parti voulait, le militant politique l’exécutait ». La distanciation entre réseau social, vote et bien souvent pratiques culturelles et/ou cultuelles était donc difficilement envisageable. Les politistes et spécialistes de sociologie électorale, pouvaient d’ailleurs prédire indépendamment du type de scrutin, le seuil minimal de vote pour telle ou telle formation dans une circonscription électorale donnée et/ou anticiper les résultats d’un référendum d’après les consignes de vote émises par les formations politiques.

En ce qui concerne la communication politique, il s’agissait en raison de l’individuation supposée définitive de l’expérience politique, d’après une conception économique de la démocratie, de construire une « narration imprimante » sur un unique objet ou une question d’actualité politique afin de provoquer à chaque fois une « coagulation » éphémère de votes. Des leaders et des formations politiques aussi dissemblables que la feue UMP en France ou Barack Obama aux États-Unis lors de sa première élection ont recouru à de tels effets de narration. Les « messages » en question étaient le fruit d’une étude et d’une compilation continuelle d’enquêtes d’opinion dont les sujets étaient n’étaient pas forcément « politiques » par ordre d’importance.

L’opinion politique était donc construite à travers le prisme du consommateur. Autant le récit politique était de nature structurée (sur le long terme), hiérarchique et instructive ; autant la communication en politique était de nature émotionnelle (déclencher l’acte d’achat), compréhensible et impérative. Or, il s’avère que dans un référendum, les citoyens découvrent d’une part que la distinction entre les différents récits politiques n’est plus aussi tenue et d’autre part que les communications politiques jouent sur le même registre (le marketing). Qui plus est, ils sont quelque peu « nus » face à leurs propres consciences et doivent se justifier en permanence des raisons de leurs votes (y compris dans leurs propres entourages politiques) en étant soumis à des « boucles d’émotion et d’information » contradictoires. Dans ces conditions, les citoyens sont « libres », certains « déterminés » et d’autres « hébétés » devant leurs responsabilités.

En second lieu, les citoyens se saisissent beaucoup plus rapidement des instruments de la démocratie directe que les partis politiques en raison même des modalités de la construction de la « parole politique » au sein de ces derniers. À l’image du récit en politique, une formation politique est une organisation hiérarchisée, où à côté de règles formelles démocratiques demeurent aussi des pratiques de cooptation, d’équilibre des forces composant de manière supposée le parti, des mécanismes d’arbitrage et de freins pour préserver l’identité politique, etc. qui conduisent à des discours de synthèse, d’autorité et d’aplomb pour donner cohérence au parti. Or, dans une telle configuration, les responsables politiques n’ont pas ou peu l’habitude de la distinction entre la parole exercée au sein du parti (les militants) et à l’occasion d’élections législatives (les membres de la culture politique). Cette façon de procéder, le plus souvent « inconsciente », ne peut être valable en référendum. Pour le raisonnement, Il est ici important de différencier la « parole politique » aux législatives et dans un référendum.

Dans un scrutin législatif, les partis doivent mobiliser d’abord les électeurs qui se rattachent symboliquement à une culture politique particulière et ensuite convaincre un groupe restreint d’électeurs qui en changeant leur vote entraine le balancier vers tel ou tel parti et/ou coalition. Dans ce cas de figure, les deux groupes électoraux (les « membres » et les « cibles ») et encore plus les stratagèmes de marketing politique et/ou les propositions législatives concrètes susceptibles de déclencher le vote vers sa formation politique sont « identifiables » par le parti et leurs « communicants ». Les dernières élections législatives britanniques sont un modèle du genre. Les Conservateurs de David Cameron devaient absolument limiter la fuite de leurs électeurs vers le parti souverainiste de droite UKIP (United Kingdom Independence Party) par un agenda politique « encore plus à droite » soucieux à la fois de réitérer la culture politique partagée et de donner sens au réalignement partisan.

Dans un scrutin référendaire, l’incohérence « naturelle » d’un parti et/ou au sein de sa structure associative [c’est-à-dire des associations qui bien qu’elles soient autonomes du parti se présentant aux élections occupent chacune une fonction rétiaire et de capture de votes (le meilleur exemple au Luxembourg l’OGBL et le LCGB pour le LSAP et pour le CSV] sur un choix binaire se révèlent à tous. Les « paroissiens » de telles structures découvrent l’étendue et la complexité de leurs identités politiques collectives et personnelles. Alors que dans un scrutin législatif, la synthèse du positionnement politique est assurée notamment par l’objectif de la conquête du pouvoir et la perspective de rétributions (« sonnantes » et « trébuchantes » et/ou symboliques), le scrutin référendaire l’en empêche par l’absence de gains conséquents de toute ou d’une partie de la structure associative.

Qui plus est, les organisations satellites des partis et/ou les courants minoritaires sont aussi trop contents de cette opportunité politique que représente le référendum pour tenter de modifier l’agenda général du parti et/ou de la structure associative. C’est ce qui est arrivé par exemple au CSV avec son organisation de jeunesse d’autant plus qu’il est par exemple en reconstruction d’identité politique depuis sa relégation dans l’opposition en décembre 2013.

Dans de tels contextes, les électorats traditionnels des partis (les « membres ») sont fragilisés et les électorats potentiellement « mouvant » (les « cibles ») sont eux-mêmes divisés tout au long d’une campagne référendaire où le processus de fission et de recomposition sur le « oui » ou sur le « non » s’opère (ce qui d’ailleurs au passage complique la tâche des sondeurs dans une enquête préélectorale). Autrement dit, l’instabilité de la structure associative entraîne la libération des électeurs de la « parole politique », sous-entendue des leaders d’opinion, dans chacune des cultures politiques qui composent la société. Le Premier ministre et son parti (d’autant plus que la structure associative « libérale » est la plus faible de toutes les luxembourgeoises en temps législatifs) l’ont bu jusqu’à la lie dimanche soir. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les résultats du Parti démocratique dans ses fiefs électoraux de la circonscription Centre en comparant par exemple l’élection législative de défaite (2004), le vote référendaire de 2005, l’élection législative de reconstruction (2009) et l’élection législative de victoire (2013).

En troisième lieu, la personnification du combat politique n’est plus du tout de même nature lors d’un référendum en comparaison de législatives. Dans le premier, il s’agit dans l’acte de vote de réaffirmer son appartenance à une culture politique, de manifester éventuellement son mécontentement, d’arbitrer entre des candidats du « même bord » (d’autant plus avec le système de votes préférentiels) mais aussi et surtout d’apporter son soutien à celui ou à celle qui saura à même de gouverner. Dès lors une campagne législative conduit les électeurs à être plus enclins de suivre et donc d’écouter le système argumentatif des principaux « fauves » en politique d’autant plus avec la mise en scène médiatique qui privilégie la personnalisation, entraînant à son tour l’affectation principale des moyens de communication et des ressources financières au « premier » des candidats. Un exemple particulièrement réussi fut la campagne de Bart de Wever lors des dernières élections législatives en Flandres où le récit personnel du leader (usant de tous les registres y compris sa participation à un jeu télévisé testant les connaissances) fut l’élément principal et écrasant du vote envers la NVA (son parti) et l’ensemble de ses candidats.

Dans le scrutin référendaire, la parole du Premier ministre ou de celle des chefs de l’opposition sont déconnectés partiellement du système d’informations du citoyen et/ou ne sont que des éléments parmi d’autres de la fabrication du vote. Cette « déconnexion » est d’autant plus forte que l’enjeu n’est pas la désignation d’une personne physique à une charge publique mais dans le choix apparemment « raisonné » et « raisonnable » sur un objet politique (ce que les sondages de TNS-Ilres pour RTL ont aussi montré dimanche dernier). Le référendum « désincarne » et « dépersonnalise » la campagne. En d’autres termes, l’absence et/ou le redoublement d’engagement du leader accentue et/ou limite cet effet structurel du référendum.

À ce titre, l’observateur ne peut que comparer le niveau de personnalisation totalement différenciée entre le référendum de 2005 où le « Prince » de l’époque avait lié son sort personnel au résultat sur le Traité constitutionnel européen alors que le « Connétable » du moment a dissocié le résultat sur les trois questions non pas seulement de son futur personnel mais aussi et surtout de la responsabilité du Gouvernement dans l’origine de celles-ci.

La dépersonnalisation peut-être en soi considérée comme une posture morale tout à fait louable mais elle devient incompréhensible et illisible aux yeux des électeurs, y compris au sein de sa propre culture politique déjà quelque peu « fissurée « depuis les élections européennes de 2014. Le référendum abaisse l’« autorité » des dirigeants politiques (au sens romain du terme) mais leur évanescence trop prononcée peut conduire à une plus grande indétermination du corps électoral et parfois même, pour résoudre le problème, à l’expression d’un vote de sanction qui dépasse le cadre de la question posée ou même de la réelle attitude envers celui qui a posé la question.

En quatrième lieu, le scrutin référendaire permet toujours l’émergence de nouveaux acteurs qui par commodité sont considérés comme issus de la « société civile ». Mais avant d’expliquer certains traits de leurs influences dans la détermination du vote référendaire, il faut rappeler quelques incongruités véhiculées sur la notion de « société civile » dans la vulgate contemporaine.

D’abord, il est assez curieux d’opposer les « partis politiques » à la « société civile » alors que ces derniers ont pour vocation justement d’être parmi d’autres ses médiateurs et de transformer ses conflits et revendications à l’état de nature en question politique. Qui pourrait croire que Claude Wiseler, Félix Braz et/ou Gast Gibéyrien seraient en dehors du corps politique parce qu’ils occupent des fonctions parlementaires et/ou ministérielles ? Construire de telles extériorités, c’est nier notamment les principes de délégation et d’autonomisation de la démocratie représentative. Insistons toujours : les partis politiques sont de la société civile.

Ensuite, il est aussi illusoire de croire au principe d’immanence et de vertu par nature des organisations officiellement non partisanes de la « société civile ». Elles sont aussi professionnelles et organisées que les partis politiques mais d’une autre manière. Elles ont par exemple souvent pour objet une seule thématique et regroupent parfois d’autres entités qui sont jalouses de leurs prérogatives (et encore plus de leurs « neutralités » politiques) d’autant plus si ce sont des entreprises.

Enfin, la « société civile » n’a pas d’unité en soi. Elle n’existe que par la création et l’activisme d’associations, de groupes d’intérêts ou de fondations diverses qui prétendent (et c’est tout leur bon droit) de promouvoir telle ou telle question dans un climat concurrentiel auprès de tous : c’est-à-dire les citoyens et les décideurs. Les acteurs de la « société civile » (non partis politiques) construisent au quotidien des objets politiques de débat de manière publique et/ou de manière « discrète » dans une logique de mise sur agenda et de détermination de ou des politiques publiques d’un État.

C’est d’ailleurs en quoi ces derniers sont à la fois concurrents des partis politiques dans la représentation et associés dans la fabrication de la Loi. Or la campagne référendaire révèle aux électeurs l’existence de ces acteurs qui à proprement parler n’agissent pas traditionnellement dans l’arène politique comme les partis lors des scrutins législatifs ou sous d’autres formes en amont et en aval de ceux-ci, qui n’utilisent pas par nature les mêmes codes langagiers, les mêmes méthodes de mobilisation et de communication que les formations politiques traditionnelles. Qui plus est, ces pseudo « nouveaux venus » forment souvent des coalitions et des chaînes d’action qui visent à un storytelling sur le référendum à travers les médias, qui eux-mêmes naturellement sont avides de « news » au sens plein du terme.

La Plateforme pour le « oui » sur le droit de vote des étrangers et le Comité « Nee2015.lu » en sont de très bonnes illustrations. La Plateforme par sa constitution se voulait la « société civile » qui aurait été unanime pour le « oui ». Le Comité « Nee2015.lu » se présentait comme l’expression des « gens ordinaires » qui forcément étaient majoritairement et par « nature » pour le « non » (ce qui en l’occurrence c’est avéré vrai dans une ampleur imprévisible qui oblige non seulement les politiques à revoir leurs grilles d’analyse mais aussi les politistes que je suis). Loin de sous-estimer leurs engagements civiques et/ou leurs sincérités respectives, ils trouvent un écho presque toujours supérieur aux partis politiques par ce qu’ils sont et qu’ils donnent « sens » à des citoyens qui, comme il a été rapporté plus haut, sont confrontés au vertige du choix lors d’un référendum et dont ils ne peuvent déléguer la gestion aux élus.

D’une autre manière, leurs instruments de communication, le registre même de leurs vocabulaires politiques, jouant à la fois de l’identification, de la compassion, de l’instruction, ou bien encore de la complicité « rafraichissent » soudainement un système politique, provoquent l’intérêt des citoyens et légitiment leurs constructions sociales de la réalité dans les médias. Toutes les questions référendaires ne se prêtent nullement à l’apparition systématique de tels comités et/ou plateformes. On ne meurt pas pour Kiev alors pourquoi se battre pour ou contre la limitation des mandats ministériels qui d’ailleurs touche à la professionnalisation de l’activité politique dont les citoyens ne mesurent pas encore toute la signification ? Les acteurs de la « société civile au-delà des partis sont in fine d’autant plus légitimes en référendum qu’ils s’identifient pleinement à deux éléments constitutifs de la démocratie participative et délibérative : à savoir le moralisme civique et la co-élaboration de la Loi. Les deux contribuent au désalignement partisan et accentuent donc la libération de la « parole politique ». De l’effet structurel du référendum sur la formation de l’opinion, il faut désormais finement et sans tabou analyser l’essentiel : la signification de la parole des Luxembourgeois.

Philippe Poirier est professeur associé de science politique, titulaire de la Chaire de recherche en études parlementaires à l’Université du Luxembourg.
Philippe Poirier
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