Entretien avec Pierre Thelen, bâtonnier du Barreau de Luxembourg

Adaptations

d'Lëtzebuerger Land vom 11.10.2001

d'Lëtzebuerger Land : Dans sa réunion du 21 juin, le Conseil de l'ordre a décidé de lever l'interdiction de faire de la publicité pour ses membres. Doit-on s'attendre à voir désormais des publicités du genre : « votre divorce quinze pour cent moins cher chez maître Untel » ou « encaissez plus de dommages et intérêts avec maître X » ? 

 

Maître Pierre Thielen : Non, certainement pas. La déontologie s'imposant à tous les avocats, il leur est interdit de faire de la publicité concernant les prix et tarifs, mais la publicité en soi n'est pas forcément quelque chose de négatif. Regardez par exemple ceux qu'on appelle les « professions du chiffre » : les réviseurs d'entreprise, les experts-comptables et ainsi de suite ont recours aux annonces pour rendre le public attentif à leurs activités. Nous sommes d'avis que dans un environnement de plus en plus concurrentiel, qui, de surcroît, est de plus en plus régi par le droit communautaire, nous devons nous adapter.

La circulaire que nous avons fait parvenir à nos membres fait une distinction très claire entre trois types de publicité : la première, la publicité fonctionnelle, qui a pour objet la promotion de la profession d'avocat - par exemple par des brochures d'information sur ses compétences en matière de divorce, d'adoption, de médiation etc. - reste réservée à l'Ordre des avocats. La deuxième, personnelle, pourra désormais être faite par chaque avocat, à condition qu'elle respecte les restrictions que leur impose la déontologie de la profession - une des raisons pour lesquelles une autorisation préalable devra être demandée à l'Ordre. Mais on peut tout à fait imaginer que des avocats puissent par exemple marquer leur voiture de fonction de leurs coordonnées ou créer un site Internet informant le public sur leurs services. Puis il reste une troisième catégorie de publicité, le démarchage, qui reste strictement défendu.

 

Une grande partie de l'image de la justice en général et de l'avocat en particulier passe par la presse. Qui, souvent, se voit refuser le droit de faire une interview avec un avocat au sujet d'un procès en cours. Pourquoi ? Pourtant, lors d'un procès aussi médiatisé que le procès Béjaoui, qui s'est ouvert lundi, tous les projecteurs sont braqués sur les avocats. Un bon contact avec la presse, et donc le public, faciliterait certainement une compréhension plus large du fonctionnement de la justice.

 

Je ne peux parler que de ma pratique à moi, non de celle de mes prédécesseurs. Dans l'affaire que vous venez de citer, j'ai autorisé l'avocat de l'accusé de donner des entretiens, tout simplement parce que je ne trouvais pas normal qu'un avocat étranger ait pu donner des interviews et pas son homologue luxembourgeois. Personnellement, je n'ai en principe rien contre ces interviews spontanées. Ceci dit, il est vrai que la relation entre la justice - et je parle alors de toute la justice, cela est également vrai pour le parquet et la magistrature - et la presse n'est pas toujours aisée.

 

Le grand public a toujours une opinion assez négative des avocats, peut-être parce que leurs activités restent peu connues, parce que devoir recourir à un avocat reste synonyme de problèmes. Pour y remédier, vous prévoyez de faire des actions en communication, ciblée à l'aide d'une enquête d'opinion. Est-ce aussi une manière de répondre à l'affluence d'avocats, d'élargir la clientèle ? 

 

L'enquête d'opinion est une initiative de mon prédécesseur, Maître Nicolas Decker. Nous avons déjà préparé un questionnaire, l'enquête devrait être réalisée par Ilres dans les prochains mois. Vous savez, nous sommes aujourd'hui quelque 750 avocats inscrits au Barreau de Luxembourg, nous comptons atteindre le millier d'ici deux ou trois ans, donc il faut être préparé pour l'avenir. En même temps, il y a beaucoup de travail pour les avocats au Luxembourg.

Ainsi, les petits cabinets nationaux ont de plus en plus de mal pour trouver des stagiaires, bien que les inscriptions au cours complémentaire atteignent des chiffres record de près de 150 personnes par année. De la centaine de jeunes avocats qui passent leur examen d'avocat en avril, la majorité seront recrutés par les grands cabinets internationaux, qui offrent d'autres activités, et surtout d'autres rémunérations : un grand cabinet offrira un salaire pouvant aller jusqu'à 130 000 francs, alors qu'un petit cabinet n'aura peut-être que 50 000 francs à lui donner.

 

Justement, parlons concurrence internationale. Le Barreau de Luxembourg s'est battu avec virulence contre la transposition en droit luxembourgeois de la directive européenne 98/5/CE dite home title et « visant à faciliter l'exercice permanent de la profession d'avocat dans un État-membre autre que celui où la qualification a été acquise »  (Voir l'historique de cette directive sur www.land.lu). Une opposition qui allait jusqu'au recours devant la Cour de justice européenne, recours perdu en automne dernier. La transposition toutefois se fait toujours attendre, bien que le ministre annonçât le vote du projet de loi comme imminent en février dernier (en réponse à une question parlementaire du député Patrick Santer, PCS). Pourquoi tant d'opposition ? Où en est le projet et quelle est l'attitude actuelle du Barreau ?

 

Nous avons participé à l'élaboration du texte du projet de loi, qui devrait bientôt passer les instances de la Chambre des députés. Nous sommes désormais prêt à accueillir ces nouveaux avocats, nous avons tout simplement créé une quatrième liste, qui leur sera réservée, à côté des trois autres, dédiées respectivement aux avocats à la Cour, aux avocats-stagiaires et aux avocats honoraires. Déjà maintenant, nous comptons à peu près trente pour cent d'avocats non-Luxembourgeois dans nos rangs, mais tous ont été obligés soit de suivre trois années de formation au cours complémentaire après leur maîtrise en droit, soit, pour les avocats venant d'un autre pays européen, de se soumettre à une épreuve d'aptitude - méthode que nous surnommions Areler Wee. Cette épreuve servait notamment à tester les connaissances en droit luxembourgeois de l'avocat, à voir s'il maîtrisait le droit du travail, le droit des affaires ou le droit familial par exemple. La directive appelée home title abolit cette épreuve et tout autre contrôle, désormais, un avocat ayant exercé au sein d'un autre barreau européen pourra tout simplement s'établir ici. 

Nous nous y opposions parce que nous croyons que cela risque de porter préjudice au justiciable, qui risque d'avoir affaire à un avocat ignorant tout des lois luxembourgeoises. La Cour de justice européenne n'a pas accepté cet argument, estimant que pour ces cas-là, il y a des assurances de responsabilité civile. Même si nous ne sommes pas d'accord avec l'argumentation de la Cour européenne, en bons avocats, nous devons bien sûr accepter sa décision. 

La cotisation obligatoire à l'Ordre, qui oscille entre 20 000 francs annuels pour les stagiaires et 36 000 francs pour les avocats qui sont membres depuis plus de dix ans, comporte effectivement une assurance pouvant aller jusqu'à cinquante millions de francs. Mais si le contentieux augmente, l'assureur demandera lui aussi une augmentation, et donc nous devrons adapter nos cotisations à ces nouveaux taux. Voilà le fin mot.

 

Côté finances de l'Ordre des avocats : le budget annuel de 25 millions de francs est essentiellement couvert par les cotisations de vos membres, avec une subvention infinitésimale de l'État. En juin, le Conseil de l'ordre a décidé de rendre l'introduction de « comptes-tiers » obligatoires pour tous les membres, comptes en banque par lesquels l'argent des clients devra obligatoirement transiter dès janvier prochain ; « l'intérêt créditeur net produit par le compte-tiers revient à l'Ordre » écrivait Nicolas Decker dans une circulaire datée du 21 juillet. Des recours ont déjà été déposés devant le Tribunal administratif, vos détracteurs vous accusant de vouloir vous enrichir sur le dos de leurs clients... 

 

Vous voyez, cette idée des comptes-tiers est souvent très mal comprise par le public. J'essaie de l'expliquer plus clairement. Nous voulons que désormais, chaque avocat ait au moins deux comptes en banque : le premier, le compte honoraire, qui est le sien, avec tous les fonds qui lui reviennent, et un deuxième, le fameux compte-tiers, par lequel transiteront désormais tous les fonds qui reviennent à ses clients : indemnités, allocations, remboursements etc. L'avocat est tenu de transmettre cet argent, après déduction de ses honoraires et frais, « dans les meilleurs délais » à son client. Avec ce mécanisme, les fonds qui n'appartiennent pas à l'avocat n'auront plus aucun contact avec son compte personnel. D'ailleurs beaucoup d'avocats ont déjà pris l'initiative de tels comptes-tiers.

Nous n'avons pas inventé ce système, il fonctionne en France depuis cinquante ans et en Belgique depuis une vingtaine d'années - nous nous sommes inspirés du modèle belge. Comme l'argent déposé sur le compte-tiers ne reste que durant très peu de temps sur ce compte, avant d'être transmis au client, les intérêts créditeurs sont si peu élevés qu'ils ne profiteront ni au client ni à l'avocat, car ce dernier n'a pas de possibilité de les calculer. Mais si, comme en Belgique francophone, 11 000 ou 12 000 avocats font transiter les fonds par ce système, les intérêts ainsi accumulés permettent d'atteindre des sommes assez considérables. C'est avec cet argent que nous voulons contribuer au développement des activités de l'Ordre. 

On ne peut donc aucunement prétendre que nous nous enrichissions sur le dos du justiciable, comme les médisants nous le reprochent : actuellement, cet argent ne lui revient pas et ne lui reviendra jamais, comme au cas par cas, il s'agit de sommes négligeables. Actuellement, cet argent ne profite qu'aux banques. En plus, contrairement au modèle belge, nous avons négocié un taux favorable avec toutes les principales banques luxembourgeoises, les avocats gardent donc le libre choix de leur banque.

Il est vrai que des recours ont été déposés devant le Tribunal administratif, mais le Conseil de l'ordre vient de décider de poursuivre la mise en application de ce règlement, car nous sommes d'avis que ce système de comptes-tiers profite non seulement au Barreau mais aussi au justiciable. Actuellement, certains  avocats croient que les fonds de leurs clients correspondent à une sorte de « matelas » ou de « fonds de roulement », ce qui est archi-faux. Avec les comptes-tiers, l'avocat n'a plus de raisons de « dormir sur l'argent », nous espérons que la transmission de l'argent au client va s'accélérer. En ce moment, le bâtonnier passe une part importante de son temps à réclamer l'argent pour le compte de clients qui se plaignent.

 

Dans un entretien que vous avez accordé au mensuel économique Agefi (numéro de septembre 2001), vous plaidiez pour « un barreau fort et indépendant ». Ce qui voudrait dire qu'il ne l'est pas, actuellement. Pourtant, vous représentez 750 membres...

 

En ce moment, il n'est ni l'un ni l'autre. Voyez nos bureaux par exemple (les anciens bureaux des passeports, îlot Clairefontaine, ndlr.) : ils ne correspondent nullement à nos besoins : nous n'avons pas de place, les dossiers attendent sur des chaises, des bancs, des rebords de fenêtres... Jadis, le Barreau avait son siège au Palais de Justice, sa place légitime, mais avec les besoins urgents de place de la magistrature, nous avons d'abord été relogés à l'hôtel de la Monnaie, en face, puis à nouveau vers ces bureaux-ci, et nous ignorons pour combien de temps. Je crois que nous devrons désormais nous donner les moyens pour devenir indépendants de l'État, nous ne voulons plus aller mendier auprès du gouvernement pour qu'il nous mette des bureaux à disposition.

Ce fut fait pendant longtemps, mais aujourd'hui, nous aspirons à notre pleine indépendance, nous envisageons acquérir à moyen terme une véritable « maison de l'avocat ». Les revenus des comptes-tiers devraient entre autres contribuer à financer une telle maison. Nous avons fait un petit calcul : le barreau de Liège avec ses 780 membres, qui est donc comparable au nôtre, génère ainsi cinq à six millions de francs par an, celui, plus petit, de Charleroi jusqu'à quatre millions de francs. Au Luxembourg, qui est plus riche et où les affaires sont souvent plus importantes, nous devrions pouvoir dépasser ces revenus. Voilà pour l'indépendance. 

Un barreau plus fort : nous voulons le devenir en ayant une plus forte présence, en prenant plus ouvertement position sur des sujets d'actualité. Mon prédécesseur, Nicolas Decker, a commencé à publier des communiqués de presse sur des affaires importantes - je pense au renversement de la charge de la preuve en matière de blanchiment ou au débat sur la Cité judiciaire. Nous voulons continuer dans cet esprit. Nos détracteurs par contre, dans nos propres rangs, veulent un barreau faible.

 

Une des missions qui reviennent au barreau est la gestion et l'attribution des assistances judiciaires pour les justiciables qui ne peuvent se payer leur propre avocat. Selon quels critères est-ce que vous transmettez une affaire à tel avocat plutôt qu'à un autre ? En plus, on vous reproche souvent d'être très lent dans le traitement des dossiers, de les transmettre avec un retard tel que des délais importants se seraient déjà écoulés...

 

Les gens ne se rendent pas compte du volume de travail que représente cette gestion : deux de nos trois secrétaires et deux membres du Conseil de l'Ordre ne se consacrent qu'à cela. Une fois les demandes d'assistance déposées et les dossiers contenant toutes les pièces - prouvant notamment que le demandeur ne dispose pas de revenus suffisants, la norme étant le revenu minimum garanti - la demande sera transmise au ministre et à l'avocat. 

En principe, le demandeur peut choisir son avocat, s'il en connaît un, et l'avocat peut accepter ou refuser une affaire. Par contre, s'il accepte, il doit travailler selon les conditions et les honoraires fixés par la loi, largement en dessous des tarifs couramment pratiqués sur le marché. Par contre, les commissions d'office constituent une source de revenu non-négligeable pour les avocats-stagiaires, qui, pour leur formation, doivent en plus avoir traité toutes les catégories d'affaires. Dans ce cas-là, nous procédons par roulement. Le nombre de demandes ne cesse de croître, la charge de travail est énorme : l'année écoulée, nous avons eu près de 4 000 demandes dont la moitié à peu près ont été accordés. La lourdeur des procédures explique les délais, mais nous faisons notre possible pour les traiter rapidement.

 

Les fonds recueillis prochainement à l'aide des comptes-tiers serviront aussi à financer la formation continue des avocats...

 

Oui, nous voulons rendre la formation continue obligatoire, faire en sorte que chaque avocat doive suivre en moyenne vingt heures de cours obligatoires sur trois ans afin d'adapter ses connaissances aux dernières évolutions en droit. Je pense par exemple à une formation en droit du sport ou en médiation, de nouveaux domaines qui n'étaient pas inclus dans la formation initiale si on l'a suivie il y a dix ans. Les conditions de cette formation continue obligatoire seront arrêtées dans une circulaire que les avocats recevront dans les prochaines semaines, mais il n'y aura pas, au début, de sanctions disciplinaires à la clé pour ceux qui refusent d'en faire. 

Nous faisons cela pour le métier, parce que nous sommes persuadés que la qualité du service, la compétence des avocats est un facteur important pour la promotion de la profession. D'ailleurs, d'autres professions libérales, comme les médecins, suivent sans cesse des formations continues pour rester à la pointe de l'évolution de leur profession.

 

...et vous voulez établir une sorte d'Extranet, un réseau informatique sécurisé qui vous permette de joindre tous les membres en un clic de souris... 

 

Un tel réseau de communication avec nos membres nous faciliterait la tâche et nous permettrait de réduire considérablement nos frais. En ce moment, nous sommes en train d'envoyer une circulaire à nos membres : et bien, cela prend plusieurs jours, de les imprimer, plier, mettre sous couvert, adresser, affranchir et ainsi de suite. En instaurant un système d'e-mail avec des adresses pour tous nos membres (un.tel@barreau.lu), nous serions nettement plus rapide et cela rationaliserait le travail. 

En plus, nos membres pourraient ainsi dialoguer entre eux, nous poser des questions, et, pourquoi pas, poser des questions aux juges... Nous rêvons d'ailleurs de pouvoir obtenir les jugements en format informatique afin de créer une banque de données sur notre site (www.barreau.lu). Mais pour tout cela, il nous faudra un Extranet sécurisé, nous attendant d'avoir accès sur le serveur de l'État pour le lancer.

 

 

josée hansen
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