L’immigration et l’UE

Plus divisé que jamais

d'Lëtzebuerger Land du 22.06.2018

La nouvelle coalition au pouvoir en Italie n’a pas tardé à ébranler encore un peu plus la cohésion européenne sur la question des migrants. Quelques jours à peine après son entrée en fonction, le ministre de l’Intérieur et vice-président du gouvernement, Matteo Salvini, le leader du parti d’extrême droite la Ligue, a refusé d’accueillir dans les ports italiens l’Aquarius. Ce navire, affrété par les organisations humanitaires françaises SOS Méditerranée et Médecins sans frontières, venait de secourir 629 migrants, hommes, femmes et enfants, en perdition au large des côtes libyennes. Malte lui ayant également refusé l’accès, le bateau n’a eu d’autre choix que d’errer en mer, dans des conditions médicales et sanitaires difficiles pour ses occupants.

Pendant plusieurs jours, le silence assourdissant de la France, dont les côtes sont les plus proches, a été très remarqué, et ce d’autant plus quand le nouveau gouvernement de gauche espagnol, dirigé par le socialiste Pedro Sanchez, a décidé d’accueillir l’Aquarius à Valence, où il est enfin arrivé dimanche 17 juin, après 1 500 kilomètres et quatre jours de périple.

La position française a même entraîné pendant quelques jours une crise diplomatique avec l’Italie, quand le président français Emmanuel Macron a dénoncé la « part de cynisme » et « l’irresponsabilité » du gouvernement italien. Sauf que la péninsule, en première ligne, a accueilli sur son sol près de 700 000 migrants en cinq ans, bien loin des dizaines de milliers de la France. Et que Paris est intervenu en 2011 en Libye sans s’assurer après-coup de la stabilisation du pays, aujourd’hui la plaque tournante des trafics d’êtres humains et des départs des migrants vers l’Europe.

De quoi profondément agacer l’opinion comme les institutions italiennes, qui ont refusé d’accepter « les leçons hypocrites » de la France. En effet, « nous avons reçu un geste inédit de solidarité de la part de l’Espagne. Ce même geste n’est pas arrivé de la France, qui de plus a adopté à maintes reprises des politiques bien plus rigides et cyniques en terme d’accueil », a réagi dans un communiqué le Premier ministre, Giuseppe Conte. Ulcérée, l’Italie a convoqué le 13 juin l’ambassadeur de France au ministère des Affaires étrangères, puis a même menacé de reporter la visite prévue à Paris deux jours plus tard de Giuseppe Conte.

Finalement, la situation s’est apaisée et le nouveau chef du gouvernement transalpin s’est bien rendu le 15 juin à l’invitation du président français Emmanuel Macron à l’Élysée. La France a affirmé qu’elle pourrait prendre en charge une partie des migrants de l’Aquarius. Et pour soulager la pression migratoire sur l’Italie, les deux hommes sont convenus qu’il fallait revoir le fameux règlement de Dublin, qui impose au pays européen d’entrée d’examiner la demande d’asile d’un migrant jusqu’au bout, mettant l’Italie et la Grèce en première ligne.

Sauf que la réforme du règlement de Dublin est totalement bloquée au niveau des Vingt-Huit, tout comme la politique de répartition de quotas de réfugiés par pays qui n’a jamais vraiment vu le jour, après l’afflux migratoire massif de l’année 2015 (plus d’un million de personnes accueillies en Allemagne).

La traditionnelle position inflexible des pays de l’Est, emmenés par le Hongrois Viktor Orban, paraît même désormais faire tache d’huile dans d’autres pays. Le chancelier conservateur autrichien Sebastian Kurz semble vouloir constituer une alliance anti-migrants avec le ministre allemand de l’Intérieur, le très influent et très à droite membre de la CSU bavaroise Horst Seehofer, qui met ainsi Angela Merkel dans une position particulière délicate à l’approche du conseil européen des 28 et 29 juin. Et les ministres de l’Intérieur belge, danois ou néerlandais ne sont pas sur une position très éloignée de leur homologue allemand.

C’est la raison pour laquelle, au sommet franco-allemand du mardi 19 juin, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont pour l’instant dit non à une évolution du règlement de Dublin et se sont dits plutôt favorables à la proposition de l’Autriche de créer des camps pour migrants hors des frontières de l’UE, notamment dans les Balkans.

Alliée à une droite dure, l’extrême droite étend donc son piège pour diviser plus que jamais l’Union européenne, à un an d’élections européennes dont le principal enjeu pourrait bien être la question migratoire. En France, la position du gouvernement, critiquée jusque dans les rangs de la majorité parlementaire de La République en marche (LREM), est prise sous l’influence du poids du Rassemblement national (l’ex-Front national).

Sauf que cette instrumentalisation des peurs ne tient pas compte du fait que la « pression » migratoire a considérablement baissé entre 2015 et 2018, atteignant même son niveau des années 1990 en Allemagne, et que l’Union a signé, en 2016, un accord avec la Turquie pour réduire les arrivées en Grèce et fermer la route des Balkans par laquelle ont transité les migrants vers l’Europe du Nord. Même le précédent gouvernement italien, de Matteo Renzi, avait réussi à réduire les arrivées dans la péninsule depuis la Libye en passant des accords officieux avec les institutions et les factions du pays, largement aux mains de bandes organisées. Ce qui n’a pas empêché la victoire des partis populistes lors des dernières élections législatives en Italie. L’Aquarius est devenu le symbole de la nécessité pour l’Europe, au pied du mur, de trouver une position commune et enfin efficace au drame des migrants.

Emmanuel Defouloy
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