Giacomo

Actes sans paroles

d'Lëtzebuerger Land du 10.05.2013

Les trois hommes sont perdus. Désorientés. Fans de motos et de courses, ils ne ressemblaient pas aux people in black qui constituent l’essentiel du public de théâtre, a fortiori lors d’une première, ou, comme ici, même de la création mondiale d’une pièce. Ils avaient probablement entendu le spot publicitaire du Grand Théâtre vantant « une course de moto sur les planches d’un théâtre » à la radio. « Ah non ! Non... », dit l’un d’eux en sortant. « Enfin, les acteurs ont bien joué, mais sinon », rétorque son copain, les mains dans les poches. Giacomo, le nouveau spectacle de Massimo Furlan, tout en partant d’une figure mythique du motocyclisme, Giacomo Agostini, quinze fois champion du monde de vitesse dans les années 1970, est tout sauf une pièce documentaire ou dithyrambique sur ce sport dangereux et excitant à la fois.

Un homme de dos, assez loin du public. Il porte une combinaison en cuir jaune – et on pense immédiatement à Uma Thurman dans Kill Bill –, la salle est complètement noire, son reflet miroite sur le sol. Un jeune garçon, six ou sept ans, entre sur scène, très lentement, voit l’homme, puis fait le tour de l’espace. La lumière, peu à peu, fait découvrir des objets par terre : des pièces détachées d’une moto. Arrive un mécanicien, en bleu de travail avec les cheveux noirs et les oreilles à la Mister Spock de Star Trek, et se met à remonter le bolide, très lentement, consciencieusement, avec les pièces que lui apporte le garçon. La scène dure bien dix minutes, pas un mot n’est échangé, cela semble une éternité au théâtre.

Bien plus qu’un homme de théâtre ou de texte, Massimo Furlan est un homme d’images. Il crée ses spectacles autour de souvenirs visuels de son enfance (le petit garçon sur scène, c’est lui, forcément), et il les crée essentiellement avec des images fortes – et lentes. Ces images, il les appelle « images longues », leur durée dépasse les convenances à tel point qu’elles frisent parfois l’immobilisme, car il veut leur donner des qualités esthétiques telles qu’elles invitent à la contemplation plutôt qu’à la consommation rapide du divertissement. Une approche radicale qui semble encore plus absurde lorsque le spectacle parle de course de vitesse, où le motocycliste frise constamment la mort en voulant repousser ses limites.

Giacomo Agostini est un mythe. Né en 1942, il enchaîna les victoires toutes plus prestigieuses les unes que les autres ; parmi son palmarès, quinze titres mondiaux, pendant des années, il courrait même des courses dans deux catégories différentes (350 et 500 cm3) le même week-end. Sa moto, une MV Agusta, faisait partie intégrante de son image pour le petit Massimo Furlan, qui choyait une de ces photos de collection à l’époque. De cette image sont nés l’idée et le concept de Giacomo. Au-delà d’un spectacle sur la course cycliste, Furlan a voulu continuer sa mythologie de la culture populaire des années 1970, celle de toute sa génération – et que le public luxembourgeois a découvert la saison dernière avec 1973, sur le Grand Prix Eurovision de la chanson de cette année-là. « I have a story for you ! », lance la grande brune qui porte le drapeau à carreaux noirs et blancs, celui des courses..., « It’s about a champion ! » avant d’entonner une chanson à la gloire de ce champion. Ce sera le seul texte de la soirée.

Giacomo s’élance à toute vitesse, mais il le fait sur une moto immobile, génial artefact qui constitue le seul décor du spectacle. Tout le reste n’est qu’artifice : lumière, son, vidéo – des forêts qui défilent à en perdre la tête, jusqu’à ce que les arbres ne soient plus que des traits noirs, des contrastes clairs / obscurs à gros grain, des vrombissements assourdissants rendant l’écoute parfois insupportable, d’épais nuages de fumée engloutissant toute la salle, des images aussi psychédéliques que la musique lorsque Giacomo se détend en compagnie des plus belles femmes. L’Italie imaginaire des années 1970 dont Massimo Furlan, né en Suisse de parents italiens, dresse le portrait, est un pays féerique, où tout semble beau et léger, alors que le même pays se déchira alors entre terrorisme d’État et Fraction armée rouge.

Extrêmement esthétique, fignolé jusque dans le moindre détail, le spectacle est époustouflant de beauté, les effets minimaux mais d’une efficacité redoutable. Souvent, on reste juste bouche bée devant la géniale simplicité, comme devant la symbolique de la mort, inéluctable. Mais on reste néanmoins aussi ncroyablement à distance, sans aucune chance de construire de l’empathie pour ou une quelconque identification avec un personnage.

Giacomo de Massimo Furlan ; dramaturgie : Claire de Ribaupierre ; scénographie Antoine Friderici, Massimo Furlan ; musique : Stéphane Vecchione ; création lumière Antoine Friderici ; création vidéo ; Bastien Genoux, Le Flair ; création musique : Stéphane Vecchione ; avec Gianfranco Poddighe, Anne Delahaye, Ruth-Elizabeth Childs, Géraldine Dupla, Emilie Charriot, Romeo Furlan, Hervé Jabveneau ; une coproduction de la troupe de Massimo Furlan, Numero23Prod avec entre autres les Théâtres de la Ville ; création mondiale le 6 mai au Limpertsberg ; pas d’autre représentation prévue ici.
josée hansen
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