La fréquentation et autres indicateurs

Du « succès » des musées

d'Lëtzebuerger Land vom 23.03.2012

Si on considère leur fréquentation, les musées européens semblent échapper à la crise. Mais ce seul critère ne suffit pas pour évaluer la qualité d’un musée ou d’une exposition. Depuis les années 1970, la recherche en muséologie et en sociologie de la culture montre que les attentes, les représentations et les réactions des publics doivent être prises en compte dans l’évaluation des musées et dans le montage des expositions. Mais comment remettre les publics au centre du musée ? En quoi consiste l’évaluation des publics ? De quelle(s) manière(s) cette démarche peut-elle aider les musées dans leur travail quotidien ? Et surtout, qu’en est-il au Luxembourg ?

La fréquentation est un critère d’évaluation de la bonne gestion du musée tant que de l’accomplissement de sa mission de service public. Et cela tombe bien : la fréquentation des musées en Europe est qualifiée de « bonne » par la presse et par les acteurs du milieu culturel. On dit même en France que « les musées ne connaissent pas la crise » (dépêche parue le 29/12/2011 et reprise dans plusieurs grands médias dont Libération et iTélé). Au Luxembourg, on constate le même engouement, puisque le ministère de la Culture estime à près de 340 000 le nombre de visites en 2005. Cette fréquentation des musées luxembourgeois est globalement en hausse depuis 1995, ce qui n’est pas surprenant : le nombre d’équipements culturels et notamment de musées augmente régulièrement depuis la première édition de Luxem[-]bourg, Ville européenne de la Culture. On affirme même que, ramenée au nombre d’habitants, la fréquentation des musées est encore meilleure qu’en France…

Or, le public n’est pas qu’un chiffre. Autrement dit, affirmer qu’un musée « fonctionne » ou « ne fonctionne pas » au vu de sa seule fréquentation, ne suffit pas. Et ce pour plusieurs raisons. La plus évidente est celle avancée par les tenants de « l’exception culturelle », c’est-à-dire par ceux qui pensent que la culture doit échapper au modèle marchand (et donc aux impératifs de chiffre). De fait, ce n’est pas parce qu’un musée est moins visité qu’il n’offre pas un programme de qualité et qu’il ne doit pas continuer à le réaliser. En effet, devrait-on arrêter de produire des films dits « art et essai », des débats politiques ou des émissions culturelles à la télévision parce qu’ils coûtent cher et ne touchent pas une audience similaire à celle des émissions de téléréalité ? Bien sûr que non : il en va de la préservation de la diversité culturelle. En outre, c’est aussi l’offre qui forme la demande et il ne faut donc pas toujours céder à la tyrannie du marché.

Ensuite, on le sait, les statistiques sur les pratiques culturelles doivent être interprétées avec prudence. Par exemple, partout, les chiffres de fréquentation ne résultent pas forcément d’une méthode rigoureuse d’enquête (au Luxembourg, ce sont les musées qui fournissent ces chiffres au ministère de la Culture et certains musées, par exemple, ne peuvent qu’estimer leur fréquentation) et d’autre part, les critères de l’analyse sont rarement clarifiés (qu’est-ce qu’un musée ? et qu’est-ce qu’un visiteur : quelqu’un qui rentre dans le musée ? qui paye son entrée ? les scolaires sont-ils à compter avec les visiteurs ? etc.). Ensuite, au Luxembourg, seuls environ deux tiers des musées sont pris en compte : ce sont les musées les plus actifs qui veulent bien et peuvent répondre au sondage. Enfin, les chiffres de fréquentation permettent rarement d’inférer d’autres informations sur les personnes qui visitent comme l’âge, le sexe, les pratiques culturelles, la satisfaction, la compréhension, etc.

En outre, comparer des musées luxembourgeois avec leurs homologues français ou allemands n’a pas vraiment de sens, même lorsqu’il s’agit de dire qu’ils se portent mieux. Par exemple, au Luxembourg, les chiffres de fréquentation mélangent parfois les visiteurs libres, les scolaires et les entrées gratuites. On ne compare donc pas les mêmes choses quand on compare les fréquentations de deux pays. Par ailleurs, ramener le nombre de visites au nombre d’habitants n’a pas forcément de sens statistique (il faudrait au moins tenir compte de la part des résidents dans les deux cas, du nombre de visiteurs et de visites, etc.). Enfin, le Luxembourg est un petit pays et la communication a cette fâcheuse tendance à s’arrêter aux frontières. Si le Mudam réalise moins d’entrées que Pompidou Metz (en 2011, on compte 552 000 entrées à Pompidou contre environ 68 400 au Mudam), ce n’est donc pas parce qu’il réalise des expositions moins « bonnes » ou des activités moins « séduisantes », mais bien aussi (entre autres facteurs), parce qu’il a un public potentiel moins étendu (liée en partie à une différence de notoriété, la question de la fréquentation des publics ne peut ainsi être pensée indépendamment de celle de la communication).

On peut craindre deux effets pervers de cette course à la fréquentation dans les musées européens. Premièrement, les musées qui attirent moins de visiteurs peuvent être considérés comme moins « intéressants » par les pouvoirs publics, ce qui peut les entraîner dans un cercle vicieux : moins de visiteurs, égal moins de subsides, égal moins de visiteurs. Deuxièmement, au Luxem[-]bourg comme ailleurs, ce sont les grandes expositions des grands musées qui attirent le plus de visiteurs : seule une dizaine de musées luxembourgeois attirent plus de 10 000 visiteurs par an, quatre musées regroupent plus de cinquante pour cent des visites et certaines expositions attirent plus de 20 000 visiteurs. Le succès des grandes expositions très médiatiques (les « blockbusters ») pourrait donc pousser à une événementialisation de la programmation muséale, au détriment parfois de l’établissement d’un programme régulier de médiation à destination de différents publics. Les thématiques pourraient également ne plus être choisies pour leur pertinence, mais en fonction de ce que l’on pense « populaire » auprès du « grand public ».

Si la fréquentation ne doit pas être le seul critère d’évaluation des musées, quels peuvent être les autres critères à prendre en considération ? Autrement dit, en termes de quoi une exposition peut-elle être considérée comme « réussie » ? Un critère essentiel relèverait d’abord de l’appréciation des spécialistes (conservateurs mais aussi publics avertis) quant au contenu scientifique de l’exposition. C’est un problème qui relève d’abord du conservateur, qui doit se faire entendre dans le projet de montage. Mais un autre critère semble tout aussi important : il s’agit des attentes et des réactions des publics. Celles-ci n’apparaissent pas ou apparaissent peu dans les grandes enquêtes quantitatives de fréquentation. C’est tout un travail d’évaluation et d’enquête qu’il faut donc mettre en place.

L’évaluation muséale est relativement récente : elle est initiée aux États-Unis il y a tout juste 100 ans et trouve ses fondements francophones en 1966, lorsque Pierre Bourdieu et Alain Darbel relèvent le caractère élitiste des musées dans L’Amour de l’art. Cette première enquête française sur les publics de 21 musées d’art a fortement marqué l’esprit des conservateurs de musées et a guidé les efforts de démocratisation culturelle des années 1970. Elle a notamment souligné que les musées restent peu accessibles au grand public et que les facteurs sociodémographiques influent sur le fait de visiter ou non un musée et sur la manière de le visiter. Depuis, le musée a bien évolué et la recherche internationale a continué à vérifier auprès des publics, leurs attentes, la manière dont ils comprennent ou non, dont ils apprennent ou non, etc. Dans plusieurs pays, une véritable culture de l’évaluation a vu le jour et les ministères chargés de la culture ou les grands musées mènent ces enquêtes en collaboration avec des chercheurs en sciences humaines. Au Luxembourg, le champ culturel étant relativement récent, cette culture de l’évaluation n’est pas encore tout à fait implantée.

L’effet principal du développement de ces enquêtes est que l’exposition n’est plus centrée sur l’objet de collection mais bien sur le visiteur. C’est-à-dire que l’on ne considère plus l’exposition comme un endroit où « montrer des objets », mais bien comme un espace de médiation, où les publics peuvent tisser une relation à l’art, aux sciences, à la société. L’exposition est devenue un fait de communication en même temps qu’on a commencé à s’intéresser à la notion de « visiteur » ou de « public ». Elle est alors considérée comme la rencontre de deux points de vue – celui du concepteur et celui du visiteur – et l’évaluation est une étude de l’interaction entre ces deux points de vue. Tenir compte du public, c’est donc considérer que l’exposition est faite pour des gens, dans l’intention constitutive de communiquer avec des gens.

Cette prise de conscience a bouleversé les habitudes de travail des conservateurs et des faiseurs d’exposition et le choix du public auquel ils souhaitent s’adresser est aujourd’hui un des éléments les plus importants du projet d’exposition. S’il est généralement vu par les concepteurs d’exposition comme une contrainte supplémentaire dans le processus de construction, avec ces enquêtes, le visiteur devient une aide à la création de solutions muséographiques. Du reste, il ne s’agit pas de satisfaire à tous les désirs du visiteur, mais bien d’en prendre compte, dans un souci d’efficacité de l’exposition.

De manière générale, les enquêtes ont donc pour objet de vérifier si l’institution culturelle « fait les bonnes choses » et éventuellement, de l’aider à faire d’autres choses, plus efficaces et parfois moins coûteuses, en fonction des objectifs (philosophiques, pédagogiques, communicationnels ou marketing) du musée. L’évaluation est ainsi toujours une démarche d’optimisation du travail des concepteurs, qui doit viser à ce que les informations soient décodées et assimilées dans les meilleures conditions de réception. L’évaluation n’est donc pas une sanction pour le musée, mais une collaboration avec les professionnels pour améliorer leur travail.

Mais une enquête n’est pas une « étude de satisfaction ». L’évaluation en muséologie a plus à voir avec l’ethnologie qu’avec le marketing et elle relève d’une démarche scientifique, à mener en totale collaboration avec les musées. Elle peut se faire avec de nombreux outils : le questionnaire évidemment, mais aussi et surtout, les entretiens avec les visiteurs, les suivis de visites (où l’on suit le parcours de chaque visiteur pour analyser ses temps d’arrêt, ses propos, ses actions, etc.) ou encore les expérimentations (où l’on teste les réactions des visiteurs par exemple devant l’ajout d’une flèche à un niveau du parcours, ou la compréhension d’un phénomène avec tel texte ou tel dispositif, etc.).

Quand elle est réalisée alors que l’exposition est ouverte (évaluation dite « sommative »), elle peut permettre d’évaluer la satisfaction des visiteurs, de connaître les publics et les segmenter (les visiteurs sont-ils plutôt des résidents, des frontaliers, des publics jeunes ? quels autres publics peut-on attirer et comment ?), de connaître l’opinion ou l’expérience de visite mais aussi d’évaluer une exposition ou un dispositif de médiation (le thème est-il compris ? ce texte est-il lu ? compris ? pourquoi les visiteurs ne regardent-ils pas ces écrans ? etc.), de vérifier l’appropriation des messages, ou encore de repérer les contresens ou décalages liés aux moyens de médiation.

Elle peut aussi, quand elle précède ou accompagne la conception de l’exposition (évaluation « préalable » ou « formative »), aider à identifier des représentations, des attentes ou des intérêts (pour les satisfaire mais aussi pour les provoquer), ou encore évaluer l’utilité ou la pertinence de certains outils de médiation parfois onéreux et pas forcément adaptés au public (par exemple, est-il vraiment utile d’investir dans un audioguide pour un public qui préfère les visites libres ?).

Si les grands musées luxembourgeois n’ont rien à envier aux musées des pays voisins dans plusieurs domaines, ils accusent néanmoins un retard en matière de connaissance des publics. Il existe en effet peu d’études systématiques sur les musées du Luxem[-]bourg. Depuis 1995, il y a eu plusieurs études, portant notamment sur les attentes des visiteurs et surtout centrées sur les grands musées de la Ville. En interne, quelques belles études ont également vu le jour. Enfin, les enquêtes socioéconomiques du ministère de la Culture sont les plus complètes actuellement. De grande envergure, elles permettent d’évaluer le nombre de musées au grand-duché, leur fréquentation, leur collection, les types d’actions qu’ils mettent en place, le nombre de jours d’ouverture, le nombre de musées ayant un service éducatif, la situation des personnels employés, etc. Ces informations sont d’une grande utilité dans une logique de gestion des flux de visiteurs notamment. Par contre, il y a peu de données qualitatives sur les visiteurs des institutions culturelles (on connaît le « combien » mais peu le « pourquoi » et le « comment » ils visitent).

Pourtant, la connaissance des publics y est peut-être encore plus cruciale qu’ailleurs : le contexte sociohistorique du grand-duché est caractérisé par la pluriculturalité et le multilinguisme des communautés qui y vivent et circulent. Dans ce contexte spécifique, les musées ont un rôle social et symbolique à jouer, et en ces temps de crise plus que jamais. Ce rôle social ne peut être envisagé, étudié et accentué que par le biais d’enquêtes qualitatives auprès des visiteurs. Par ailleurs, en l’absence d’étude spécifique sur les musées et leurs publics, les musées luxembourgeois pourraient être tentés de « calquer » leur politique de médiation sur leurs voisins européens, qui ne portent pourtant pas les mêmes discours et qui n’attirent pas les mêmes publics qu’au Luxembourg.

Le développement d’une culture de l’évaluation au Luxembourg viserait donc à aider les musées à se définir et à mieux communiquer avec leurs publics. On pourrait ainsi imaginer, par exemple, interroger les attentes des résidents vis-à-vis de leurs musées, analyser les représentations que les frontaliers ont du Luxem[-]bourg et leur offrir une exposition en retour (pour éventuellement les contredire), comprendre les représentations que les plus jeunes ont de l’art contemporain, etc. Le champ de recherche ainsi ouvert est très vaste et très riche.

Développer l’évaluation muséale aurait pour objectif général de penser et souligner le rôle social des musées autant que d’accompagner la professionnalisation des plus petits musées. Sans évaluation, le musée ne peut pas prétendre être un lieu ouvert sur la société, ni répondre aux besoins et aspirations de ses visiteurs. Mais ce geste dépend plus largement de ce qu’on attend du musée du futur et des rôles (scientifique, éducatif, social mais aussi symbolique) qu’on veut lui assigner. Le choix du modèle de musée que l’on veut pour la suite dépend aussi de cela : faire de la fréquentation un des critères de l’évaluation du succès des musées, mais pas le seul.

Dr. Céline Schall est responsable de l’étude Les musées du Luxembourg et leurs publics (financement FNR), Université du Luxembourg, Laboratoire de Linguistique et Littérature françaises.
Céline Schall
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