Associations d’artistes

Individualistes cherchent collectif

d'Lëtzebuerger Land vom 23.03.2012

« Le fait qu’il existe au Luxem[-]bourg une multitude d’artistes amateurs et qu’une infime minorité seulement vit de son travail, prouve à quel point notre société déconsidère l’artiste, lit-on dès la première page du Mémorandum (...) sur la situation des arts et des artistes au Luxem[-]bourg. Il est de notoriété publique que ceux qui veulent en vivre sont contraints de s’expatrier ou de prendre un emploi quelconque. » Ce cri d’alarme date de 1979 et fut lancé par la Lëtzebuerger Konscht-Gewerkschaft, mais pourrait en fait toujours s’appliquer aujourd’hui, au moins en partie.

« C’est fou, constate l’artiste Trixi Weis, il a fallu cinquante ans avant que ne soit créé le statut de l’artiste professionnel (en 1999, ndlr.), en gros, il y a eu des revendications collectives par vagues, tous les vingt ans. » Depuis l’automne, Trixi Weis, le photographe Bruno Baltzer et la plasticienne Catherine Lorent se concertent, discutent, font des recherches et des interviews avec des « anciens » sur les différentes tentatives de fédération syndicale des artistes qu’il y a eu depuis, en gros, les années 1970. La dernière, l’OAGL, Onofhängeg Artistegewerkschaft Lëtzebuerg, présidée à l’époque par l’acteur Conny Scheel, a été intégrée à l’OGBL en 1998. « Tous les anciens auxquels nous ayons parlé jusqu’à présent, constate Bruno Baltzer, décrivent une éternelle bataille entre les artistes professionnels et les ‘fonctionnaires’, qui font de l’art à côté. Nous, ce qu’on cherche, c’est d’affilier le plus de gens possible, rester ouverts. » Voulant créer une sorte de fédération des artistes plasticiens indépendants, ils auraient actuellement tendance à opter pour le statut d’une association plutôt que de s’appeler syndicat – de peur que ce terme ne soit perçu comme trop agressif ou revendicateur.

Leur constat est simple : les artistes n’ont pas de voix, y compris dans les dossiers qui les concernent directement, comme le respect des droits d’auteur, l’harmonisation des taux de TVA, la fixation de barèmes pour différentes prestations, l’attribution des commandes publiques, par exemple le un pour cent culturel (Kunst am Bau en allemand), la constitution des collections publiques dans les musées, le manque d’ateliers et de possibilités d’exposer... « Les institutions, notamment le ministère de la Culture, nous encouragent à créer une telle association, raconte Bruno Baltzer, parce qu’ils aimeraient avoir un interlocuteur qui parle pour les artistes. » En 2008, le peintre Jean-Pierre Adam de Dudelange avait créé une Association des artistes plasticiens du Luxem-bourg, qui n’a jamais eu beaucoup d’activités, ni beaucoup de membres d’ailleurs. L’idée du trio Baltzer-Lorent-Weis serait d’intégrer cette association et de la réactiver en l’ouvrant vers un maximum de membres, uniquement des plasticiens (mais la limitation à des artistes indépendants ou ceux ayant le statut officiel d’artiste ou non n’est pas encore définie).

« Il y a beaucoup de jeunes qui m’appellent pour savoir comment ça se passe pour avoir le statut », raconte Trixi Weis, qui était d’ailleurs une des premières à avoir le statut, en 2000, et représente actuellement les artistes indépendants dans la commission de reconnaissance du titre auprès du ministère de la Culture. « Je les encourage toujours à se lancer au lieu de choisir d’aller dans l’enseignement. C’est un peu mon but personnel avec cette association : qu’il y ait plus d’artistes indépendants ! » Or, pour beaucoup de jeunes qui reviennent de leurs études, que ce soient les beaux-arts ou une formation universitaire, il y a d’abord un désenchantement : même avec un bac plus, il faut tenir un an en tant qu’indépendant et cotiser ses 385 euros de charges sociales par mois avant de pouvoir poser une demande de statut.

« C’est vrai que la législation actuelle encourage les artistes à avoir une activité secondaire, constate aussi Anne Hoffmann, juriste au ministère de la Culture. Mais nous sommes en train de réfléchir à une réforme de la loi, dans laquelle on pourra aussi reformuler cette clause de manière plus neutre, car la ministre veut faciliter l’accès à la profession. » Actuellement, la loi stipule que même une fois le statut acquis, l’artiste peut gagner l’équivalent de douze fois le salaire social minimum sur un an par une autre activité. Pour comprendre cette clause, il faut se remémorer l’hostilité d’une frange du monde politique (notamment du Conseil d’État) à la création de ce statut particulier, avec comme principale crainte celle d’une explosion des frais engendrés. Or, il n’en fut rien : selon les dernières statistiques du ministère de la Culture, 44 personnes sont actuellement reconnues en tant qu’artistes professionnels indépendants1, dont 36 ont demandé des aides financières sociales en 2011. Ces aides peuvent atteindre jusqu’à la moitié du salaire social minimum, soit actuellement 1 080 euros par mois, et servent avant tout à garantir l’affiliation de l’artiste aux caisses de maladie et de pension. En 2011, le Fonds social culturel a ainsi dépensé 225 228 euros pour financer ce statut.

« Au début, il y a onze ans, se souvient Claudine Hemmer, chargée de mission pour les beaux-arts et le statut de l’artiste professionnel au ministère, ce furent surtout les artistes connus, ceux qui exerçaient depuis longtemps, qui ont demandé le statut officiel, c’était pour eux comme une reconnaissance officielle de leur métier. Mais de plus en plus, surtout ces dernières années, des jeunes viennent s’informer avant même la fin de leurs études. » Mais elle sait aussi que c’est extrêmement difficile de vivre exclusivement de son art. Alors le ministère de la Culture essaie d’informer au maximum, par des workshops (comme dans le cadre des festivals de cinéma Discovery Zone ou de pop-rock Sonic Visions), la publication d’un petite Guide pratique Créer – Servir l’art, le site internet du ministère ou des contacts personnels. Annoncée dans le programme de coalition de 2009, la réforme de la législation sur le statut a été mise sur le métier dès 2010, avec une large consultation des artistes concernés, puis des discussions au sein de la commission. Actuellement, le service juridique est en train de réaliser une étude comparée avec la situation à l’étranger avant qu’un projet de loi soit déposé pour une adoption avant la fin de la législature.

Si l’association de Bruno Baltzer, Catherine Lorent et Trixi Weis n’accueillera que des artistes plasticiens, qu’en est-il alors d’autres professions, comme l’art vivant ? Depuis 1998, il n’y a plus vraiment de représentation des acteurs et danseurs, l’OGBL représentant quasi exclusivement les musiciens de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg. « Le problème de la fédération ou de la représentation est qu’il n’y a pas de collectivité dans ce domaine au Luxembourg, » le résume sans ambages l’acteur Steve Karier, qui était de toutes les luttes dans les années 1970-90 et connaît les organisations similaires en Allemagne et en Suisse pour y avoir longtemps travaillé soit dans des ensembles, soit en tant qu’indépendant. « Mais aujourd’hui, dit-il, les choses se sont beaucoup améliorées au Luxembourg, les honoraires et les conditions de travail sont corrects. » Même son de cloche de la part de son confrère Jules Werner, instigateur du site Internet Actors.lu, qui se veut une plate-forme d’échange entre acteurs et, par exemple, réalisateurs et producteurs de film qui tournent au grand-duché. Lui aussi constate l’amalgame entre professionnels et amateurs dans le métier, et les problèmes qui en découlent (barèmes, organisation du travail etc), sans vouloir créer un syndicat pour autant.

Or, parce que les acteurs ne parlent pas d’une voix, qu’ils se considèrent tous comme des individualistes en permanente concurrence – phénomène amplifié par le fait qu’il n’y ait pas d’ensemble théâtral fixe, donc pas de masse critique –, ils ne représentent aucun groupe de pression qui, par exemple et bien que ce ne soit qu’une futilité, revendique l’instauration d’une catégorie « meilleur acteur / meilleure actrice » fixe lors de chaque remise du Filmpräis. Alors que les techniciens sont regroupés dans l’Alta, les scénaristes et réalisateurs au Lars et les producteurs dans l’Ulpa, ceux qui prêtent leurs corps et leurs visages aux films sont absents durant les négociations.

En 2002 et 2010, l’auteur-compositeur et interprète Serge Tonnar avait fait des efforts pour créer une association professionnelle des artistes du spectacle vivant, « mais cela n’a pas vraiment déclenché de dynamique ou de volonté d’engagement de mes pairs, » se souvient-il. Finalement, il n’a plus eu la possibilité de le faire, car jusqu’au 14 mars de cette année, il assurait la présidence de la FLTP, la Fédération des théâtres professionnels – une association ...patronale.

1 En outre, 510 intermittents du spectacle travaillent sur base de carnets, dont 111 ont touché en 2011 des indemnités pour inactivité, pour une valeur de 810 000 euros en tout, mais ce statut est très différent de celui de l’artiste professionnel indépendant. Voir aussi : www.mc.public.lu.
josée hansen
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