Institut d’histoire du temps présent

Bric à brac monstrueux

d'Lëtzebuerger Land vom 26.06.2015

Dès avant le débat émouvant sur la Shoah à la Chambre des députés, mardi 9 juin 2015, le Conseil de gouvernement avait décidé le 5 juin de créer un Institut d’histoire du temps présent (IHTP). Le programme gouvernemental avait en effet annoncé cette création et prévu en même temps l’intégration des deux Centres existants consacrés à la recherche et la documentation sur la Résistance et sur l’Enrôlement forcé dans l’IHTP. L’objectif est clairement indiqué dans le programme : il faut une recherche scientifique, critique et objective sur notre histoire contemporaine (voir d’Land 25/15).

Les partis de la coalition, en inscrivant ce point au programme en décembre 2013, avaient à l’esprit les questionnements soulevés en 2012 sur l’histoire de notre pays avant, pendant et après la Deuxième Guerre mondiale. Pour répondre aux interrogations spécifiques sur le rôle de la Commission administrative après le 10 mai 1940, il avait fallu constituer une commission, engager un chercheur, régler l’accès aux archives, c’est-à-dire créer de toutes pièces une structure ad hoc pour répondre à des questions cruciales sur la responsabilité de l’État luxembourgeois pendant les années d’occupation. Elles n’avaient pas été traitées ou pas suffisamment par les historiens.

Comment le Gouvernement veut-il maintenant exécuter son programme ?

D’abord, il veut faire de cet IHTP un centre interdisciplinaire de l’Université du Luxembourg. Il prend donc l’option de l’intégrer à l’Université. Cette option n’est pas satisfaisante, étant donné l’autonomie de l’Université qui décide seule la recherche qu’elle fait et le personnel qu’elle engage à cette fin. Or, la société luxembourgeoise a en l’occurrence une demande bien précise en matière de recherche sur son histoire à laquelle se consacrent depuis des années des universitaires, mais aussi des chercheurs indépendants. Il n’est pas évident qu’ils seront impliqués dans les nouveaux projets de recherche qui resteront la chasse gardée de certains universitaires, et ce sera dommage.

Ensuite l’instrument du centre interdisciplinaire. La loi du 12 août 2003 portant création de l’Université a prévu trois facultés et trois centres interdisciplinaires au plus (il y en a déjà deux, ceci sera donc le dernier). L’idée du législateur était de dépasser le caractère artificiel du découpage du savoir en facultés traditionnelles en permettant de travailler sur des thématiques transversales. L’article 16 de la loi indique que « le centre interdisciplinaire regroupe des enseignements et des recherches sur des thématiques transversales à plusieurs disciplines. Il favorise les approches novatrices et des perspectives nouvelles ».

Ce même article prévoit la procédure pour arriver à un tel centre, étant donné l’autonomie de l’Université. Rien dans la communication gouvernementale n’indique si cette procédure a été respectée et ce qu’en pense par exemple le conseil de gouvernance. Quant au nerf de la guerre, l’article 16 indique que « le centre interdisciplinaire dispose d’un budget alimenté par le budget global de l’Université ainsi que par des apports externes transitant par le budget global de l’Université ». Que va-t-il en coûter à l’État, à l’Université, et comment se fait-il que celle-ci, après tant de lamentations sur son budget de crise, trouve soudain l’argent dans ses fonds pour un Centre interdisciplinaire ?

Mais abstraction faite des formalités et des questions d’argent, on peut douter que ce centre interdisciplinaire IHTP soit conforme à l’esprit et à la lettre de la loi. Car le gouvernement veut, en créant l’Institut, résoudre plusieurs problèmes à la fois qui n’ont rien à voir ni avec l’Université ni avec l’histoire du temps présent.

En effet, il annonce, en même temps que l’IHTP, l’abrogation de la loi du 7 août 2002 sur le CVCE (Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe) et l’intégration de celui-ci dans l’Université du Luxembourg au 1er juillet 2016. Fait accompli, semble-t-il, car déjà annoncé sur le site du CVCE. Ce Centre comporte une bonne trentaine de chercheurs et de cadres engagés au fil des années en dehors des critères d’engagement de l’Université. Il sera intéressant de voir comment se fera cette intégration, étant donné les procédures d’engagement à l’Université.

En même temps, le Centre d’études et de recherche Robert Schuman sera repris par l’Université, pour faire quoi, de quelle façon et à quelle fin ? Silence radio.

Pour faire bonne mesure, l’information gouvernementale ajoute qu’il y a déjà à l’Université un Institut d’histoire, un département d’histoire numérique, un Institut d’histoire luxembourgeoise et une Chaire Jean Monnet ad personam (celle de René Leboutte) « appelée à combiner la recherche historique en intégration européenne aux nouvelles technologies ».

On mettra donc tout cela ensemble, puisque toutes ces structures sont actives « de près ou de loin (sic !) dans le domaine de l’histoire ».

Mais finalement il ne s’agit pas d’histoire. Car on va « créer un nouveau centre innovateur en occupant une niche de compétence à potentiel socio-économique pour le Grand-Duché. » On est donc sur la voie d’une nouvelle niche. À partir de là on s’éloigne de plus en plus de l’objectif de l’IHTP car « le fil conducteur de la stratégie du futur IHTP seront les humanités et les sciences sociales numériques, et plus précisément l’histoire numérique » et ainsi on sera enfin dans le mainstream vers lequel tout doit converger : la stratégie Digital Lëtzebuerg.

On croit rêver : notre pays a l’objectif d’organiser sa recherche en histoire du temps présent, ce qui comporte la mise en ordre de ses archives, le travail patient de chercheurs déjà engagés de longue date dans cette période et de jeunes docteurs, mais aussi le débat public, la diffusion des résultats, donc une activité intellectuelle, culturelle et sociale critique.

Et qu’est-ce qui en sort ? Un gros bidule pour recaser des personnels avec des finalités suffisamment vagues pour laisser tout le monde faire ce qu’il veut. Un bric-à-brac dont personne ne sait ce qu’il en coûtera, un machin saupoudré de jargon TIC avec lequel on peut aujourd’hui vendre n’importe quoi.

Pour le sérieux de l’Université et pour l’importance de l’histoire, j’espère que ce projet n’aboutira pas et qu’on reviendra à l’idée toute simple de réunir une demi-douzaine de chercheurs sérieux, ayant fourni leurs preuves, mais aussi des jeunes, dans une petite structure indépendante pour faire le travail qu’il faut : secouer le cocotier et écrire l’histoire du temps présent du Grand-Duché de Luxembourg, toute l’histoire.

Ben Fayot
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