L’OCDE s’inquiète du sort des classes moyennes

Perte de vitesse

d'Lëtzebuerger Land vom 19.04.2019

Au moment du déclenchement de la crise des Gilets Jaunes en novembre 2018, le ministre des Finances français, Bruno Le Maire, expliquait qu’elle était issue « d’une inquiétude profonde des classes moyennes face au risque de déclassement, et au sentiment de travailler sans être suffisamment rémunéré ». Dans un rapport intitulé « Sous pression : la classe moyenne en perte de vitesse » (en anglais « Under Pressure: The Squeezed Middle Class ») publié le 10 avril, l’OCDE abonde dans son sens et confirme par la même occasion les résultats de plusieurs études parues depuis quatre ou cinq ans : la classe moyenne serait en voie de rétrécissement et d’appauvrissement.

Pour les économistes de l’organisation, les personnes faisant partie de la classe moyenne sont celles qui gagnent entre 75 et 200 pour cent du revenu médian du pays où elles vivent. Au-dessus, ce sont des ménages « riches » ; en-dessous, on parle de ménages à bas revenus (de cinquante à 75 pour cent), voire pauvres (moins de cinquante pour cent). Au Luxembourg, où selon le Statec le revenu total disponible médian par ménage était de 4 957 euros par mois en 2017, cela donne ainsi une fourchette de 3 718 à 9 914 euros mensuels.

Au sein des 36 membres de l’OCDE, qui sont tous des pays développés, la part de la classe moyenne est passée de 64 à 61 pour cent de leur population entre 1985 et 2015. Cette diminution peut paraître dérisoire mais elle est généralisée, avec naturellement des différences selon les pays. La classe moyenne s’élève encore à 68 pour cent de la population en France et à 65 pour cent au Luxembourg et en Belgique. La proportion de « riches » est de neuf pour cent pour l’ensemble des pays. La diminution de la classe moyenne marque une rupture avec la tendance à la « moyennisation » (selon le terme utilisé en 1988 par le sociologue français Henri Mendras) qui était très marquée pendant les Trente Glorieuses. Enfin, elle frappe davantage les jeunes ménages : seulement soixante pour cent des « millennials », nés entre 1983 et 2002 en font partie, alors que cette proportion était de 70 pour cent, au même âge, pour leurs aînés, les « baby-boomers » nés entre 1945 et 1964.

Les membres des classes moyennes se sentent pris en étau entre des revenus qui n’augmentent pas ou peu et des dépenses en hausse, et doivent donc faire face à une dégradation de leur pouvoir d’achat. Selon le rapport, dans la zone OCDE, le total des revenus des classes moyennes était quatre fois plus élevé que celui des catégories aisées en 1985. Trente ans plus tard, ce ratio était tombé à 2,8. Si on ne considère que les dix dernières années, celles d’après la crise, et à l’exception de quelques pays, les « revenus intermédiaires » n’ont progressé en moyenne que de 0,3 pour cent par an, soit un tiers de moins que les « revenus élevés » (ceux des dix pour cent les plus aisés).

Les auteurs observent que « le coût des dépenses pour assurer le mode de vie des classes moyennes a augmenté plus vite que l’inflation » et donc que les revenus. La part des dépenses « pré-engagées » dans le budget des ménages a tendance à augmenter : hors logement, il s’agit notamment de frais fixes comme les abonnements d’énergie et de transports, les forfaits de télécom et de télévision ou encore les assurances obligatoires. Il faut y ajouter les dépenses « contraintes » difficilement compressibles comme l’alimentation, l’habillement, les déplacements ou la santé, de sorte que les gens peuvent avoir le sentiment que leur marge de manœuvre personnelle est de plus en plus réduite, car le total dépasse déjà les soixante pour cent du revenu. Le mouvement des Gillet jaunes est né d’une hausse des taxes sur les carburants.

Mais c’est le logement qui pèse le plus, en termes de loyers ou de remboursements d’emprunts avec, pour les ménages souhaitant devenir propriétaires, une augmentation des prix qui pèse sur les revenus. Selon l’OCDE, depuis 1995 le prix réel des logements a plus que doublé dans les pays membres, malgré une pause entre 2007 et 2013 pour cause de crise économique. Dans le même temps, le revenu médian n’a augmenté que d’un tiers ! Ainsi le nombre d’années de revenu annuel nécessaires à l’achat d’un appartement de soixante mètres carrés dans la principale ville d’un pays membre de l’OCDE, pour un couple à revenu médian avec deux enfants est passé de 7,4 ans en 1995 à 10,2 ans en 2015.

La situation financière de la classe moyenne devient précaire : près d’un ménage sur deux déclare peiner à boucler ses fins de mois. Plus d’un sur cinq dépense plus qu’il ne gagne, et la proportion de surendettés (onze pour cent) est même supérieure à celle observée chez des familles plus pauvres ! Presque quarante pour cent des ménages de la classe moyenne se déclarent incapables d’absorber une soudaine perte de ressources.

Plus généralement, les auteurs reconnaissent que pour accéder à la classe moyenne et s’y maintenir, les ménages ne peuvent plus désormais se contenter d’un seul revenu et doivent avoir fait des études de plus en plus longues. « De nos jours, un ménage ordinaire a besoin de deux revenus pour faire partie de la classe moyenne, alors que dans le passé, un seul apporteur de revenu occupant un emploi hautement qualifié était souvent suffisant. Toutefois, même avec deux revenus, il est de plus en plus difficile d’atteindre le niveau de revenu intermédiaire si au moins l’un des partenaires n’est pas hautement qualifié ».

En même temps, ces ménages sont particulièrement vulnérables au chômage technologique : un emploi à revenu intermédiaire sur six est exposé à un risque important d’automatisation, contre un emploi supérieur sur dix. Et le phénomène de « polarisation » déjà visible dans plusieurs pays développés devrait s’accentuer dans les années à venir, avec, d’un côté, des travailleurs très qualifiés et bien rémunérés et, de l’autre, des salariés précaires et mal payés.

À cette incertitude professionnelle s’ajoute un sentiment d’injustice sociale et fiscale. Pour le mexicain Angel Gurria, secrétaire général de l’OCDE, « les gens estiment ne pas recevoir ce qui leur revient ». Or, sauf dans quelques pays comme la Belgique, le Danemark ou l’Irlande, la classe moyenne reçoit la même proportion de services publics que des taxes qu’elle paie. Le problème est que ces services lui sont en grande partie prodigués soit avant son entrée sur le marché du travail (éducation) soit après (santé). Pendant sa vie active, le ressenti est donc négatif, avec une focalisation sur la fiscalité qui la frapperait en priorité tandis que les ménages les plus riches auraient les moyens d’y échapper et que les plus pauvres en seraient exemptés.

L’OCDE insiste sur le rôle prépondérant qu’a eu la classe moyenne, qu’elle doit continuer à jouer, pour la stabilité des pays développés. Sa bonne santé contribue au bon fonctionnement des États sur le plan économique (c’est le principal moteur de la consommation et sa contribution fiscale représente la majorité des recettes budgétaires) mais également sur le plan politique (elle fournit de gros bataillons d’électeurs modérés).

Son décrochage recèle d’importants dangers. Le fait de se sentir, à tort ou à raison, de plus en plus « pressé comme un citron » diminue le consentement à l’impôt. Les craintes pour l’emploi encouragent le protectionnisme. La progression électorale des populismes et des nationalismes est clairement établie, notamment depuis 2016, en Europe et aux États-Unis. La nouveauté est le tour violent pris par la colère des classes moyennes, dont le mouvement des Gilets jaunes est l’illustration. Né en France, où il perdure au bout de six mois, il a brièvement essaimé dans une dizaine de pays d’Europe comme la Belgique et l’Allemagne, et dans une dizaine d’autres dans le monde, mais sa résurgence n’est pas à exclure. Une raison supplémentaire pour que les gouvernements prennent le problème à bras le corps, ce que l’OCDE appelle de ses vœux.

Que faire ?

« Protéger et promouvoir le niveau de vie de la classe moyenne permettra de stimuler la croissance économique et de créer un tissu social plus solidaire et plus stable », a estimé le secrétaire général de l’OCDE. Parmi les mesures préconisées figurent notamment la baisse du coût du logement. D’un côté, il s’agit d’encourager l’offre de logements abordables pour les ménages de la classe moyenne inférieure. De l’autre, « des subventions ciblées, des aides financières pour emprunter et un allègement fiscal pour les acquéreurs » sont des solutions envisageables.

« Étant donné que les emplois temporaires ou instables, souvent plus précaires et moins bien rémunérés, remplacent de plus en plus les emplois traditionnels de la classe moyenne, il faut investir davantage dans les systèmes d’enseignement et de formation ». Il conviendrait par ailleurs de mieux assurer la protection sociale (risque maladie et chômage) des personnes occupant des emplois atypiques ou encore mal couverts, comme les intérimaires, les salariés à temps partiel et les travailleurs indépendants.

Enfin, pour favoriser l’équité du système socio-économique, il faut envisager, là où ce n’est pas encore le cas, « de transférer la charge fiscale du revenu du travail vers le revenu du capital et les plus-values, les revenus de la propriété et les successions, mais aussi rendre l’impôt sur le revenu plus progressif ». gc

Georges Canto
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