Art moderne

Immersion

d'Lëtzebuerger Land vom 29.06.2018

Il n’est guère d’artiste étant passé, ayant exposé plus souvent à Luxembourg que Zao Wou-Ki. Une première fois, et ce mérite, on l’attribue volontiers à Jos. Wampach, en 1971, à la galerie municipale, à Esch-sur-Alzette ; suivirent une demi-douzaine d’expositions, de 1973 à 1990, à la Galerie Kutter, il y en a une, d’estampes, à la Galerie Paul Bruck, dès 1974 aussi, et enfin, nous sommes alors en 1995, une toute dernière à la Galerie Lucien Schweitzer, remarquable par le fait de réunir « deux jeux d’écriture », du poète Henri Michaux et de Zao Wou-Ki. Voilà pour les galeries, la peinture de chevalet en l’occurrence, les aquarelles, les gravures, les lithographies, ce qui pouvait séduire une clientèle ; de plus grands tableaux furent montrés, en mars-avril 1980, au Musée national d’histoire et d’art, et une douzaine d’années plus tard au château de Vianden.

C’est dire que l’amateur luxembourgeois connaît bien son Zao Wou-Ki, le peintre qui s’est partagé entre l’Orient et l’Occident (qu’il fût proche de Malraux qui encouragea sa naturalisation en 1964, n’est pas étonnant), et qui, autant qu’il appartient à la scène parisienne, a saisi très vite la vitalité de la peinture américaine, en a pris à son compte l’amplitude. L’entrée de l’exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris (elle se fait à cause de travaux sur le front de Seine) n’est pas sans signification particulière : deux hommages, l’un de format moyen, de 1963, à Henri Michaux, un ciel bleu noir, au-dessous comme une étendue traversée de forts coups de vent de neige sale, l’autre, de 1973, de plus de cinq mètres de largeur, à André Malraux, plus charpenté, carrément parcouru de larges verticalités sur fond de brun orangé. Le ton est donné, il n’y en a que pour de tels formats, peintures produites entre le milieu des années 1950 et le moment où l’artiste a décidé d’arrêter de peindre à l’huile, en 2008, encres qui l’avaient ramené à cette technique sur le tard, il l’avait longtemps tenue à l’écart, pour sa dimension « chinoise » justement.

Les formats font que l’exposition, pour une fois, a des œuvres en nombre réduit. Et se limite à quatre salles. Mais il n’est pas une œuvre où il ne soit possible de se perdre, au meilleur sens du terme. Ou emploierais-je un mot à la mode, celui d’immersion, on plongerait donc dedans, et cela sans avoir de casque à mettre. Ce n’est pas tout à fait vrai, car j’en ai mis un, devant telle toile, de 1964, 255 sur 345 cm, Hommage à Edgar Varèse, pour écouter Déserts du compositeur, la création dix ans avant au Théâtre des Champs-Elysées, avec les réactions du public.

Plutôt que l’immersion, l’autre image est préférable, employée par Zao Wou-Ki lui-même : « J’aime que l’on se promène dans mes toiles comme je m’y promène moi-même en les faisant. » Autant garder la conscience de son propre état physique, la notion du temps et de la réalité (qui a fait hésiter Zao Wou-Ki devant la catégorie de l’abstrait). Et surtout la possibilité d’une mise à distance, indispensable à un jugement esthétique. Cependant, pour se promener, il faut commencer par constituer un univers, ce que fait à chaque fois Zao Wou-Ki.

Au commencement est l’apeiron, cette origine de toutes choses, du philosophe grec Anaximandre, nécessaire pour expliquer l’existence de tout ce que nous percevons, jusqu’à nos perceptions elles-mêmes. Plus simplement, le vide, où des choses viennent se mettre en place, où quelque chose se crée. Au commencement, pour parler cette fois-ci avec Henri Michaux, l’espace est silence, il appartient de le faire parler, le plus justement possible. L’un l’a fait avec les mots, Zao Wou-Ki avec ses gestes de peintre, ses motifs, ses couleurs, avec cette ambition extrême, d’une Traversée des apparences, titre d’un tableau de 1956.

Le Vide et l’Encre, s’intitule un texte de Bernard Noël ; il date de 1989, est repris dans le catalogue de l’exposition. Il concerne les encres auxquels Zao Wou-Ki était revenu à partir de années 1980. Retour aux sources, peut-être, comme pour ce Temple des Han, triptyque de 2005, une architecture prise dans une belle légèreté. Et ce que Bernard Noël dit au sujet des encres, peut valoir pour tout Zao Wou-Ki, pour tous ces éblouissants polyptyques : « silence et arrêt créent la pleine réceptivité/ en elle un commencement/ une origine ».

L’exposition Zao Wou-Ki. L’espace est silence au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, dure jusqu’au 6 janvier 2019, entrée côté Seine, ouvert du mardi au dimanche de 10 à 18 heures, nocturne le jeudi jusqu’à 22 heures, fermeture le lundi et certains jours fériés ; www.mam.paris.fr

Lucien Kayser
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