Patrimoine mosellan

Les raisons du raisin

d'Lëtzebuerger Land vom 17.05.2013

En mai, bois ce qui te plaît. En matière de boisson justement, mon vieux complice Yvan (qui s’y connaît, le bougre) a coutume d’opposer les cultures méditerranéennes et catholiques du vin aux traditions nordiques et protestantes de la bière. Au Luxembourg, cependant, le folklore invite aussi bien le houblon que la vigne dans ses verres et ses chansons, mais il faut bien admettre que la vigne et le vin se taillent la part du lion. Aussi nos compatriotes se ruent-ils en masse à la Foire du Printemps pour déguster du vin, qu’il soit de la Moselle ou d’ailleurs, biologique ou traditionnel, rouge, blanc ou rosé. Mais qui sont-ils, ces oenophiles qui se méfient de l’ivresse pourvu qu’il y ait le flacon et qui se réclament de l’étiquette plus que de la piquette ?

Notre jeune compatriote Rachel Reckinger s’est penchée sur cette question dont elle a fait l’objet de son doctorat à l’Université de Rennes et qui vient d’être édité aux bien nommées Presses universitaires François Rabelais. Depuis que Marc Augé a promené son œil d’ethnologue dans les couloirs du métro, nous savons qu’il n’y a pas de sot sujet pour l’étude de l’homme. Thèse universitaire oblige, le livre est austère comme un grand Pauillac et, contrairement à un vin de soif comme le beaujolais, il ne se laisse pas apprivoiser en deux ou trois gorgées. À l’instar du monumental essai de Freud sur le Witz qui est difficile et pas drôle du tout, le Parler vin, entre normes et appropriations de Rachel Reckinger ne procure pas d’ivresse, mais de la connaissance. Il est vrai que depuis Platon et son Banquet, nous savons que philosophie et vin se passent difficilement l’un de l’autre.

Pour son travail, la doctorande a interrogé un panel de Luxembourgeois qui se sont inscrits à différents cours de vin. Ce sont des gens de la classe moyenne ayant assez d’aisance pour acheter et consommer du vin, mais pas assez de fortune pour piocher dans la cave des aïeuls ou pour investir dans les grands crus. Aujourd’hui, rappelle l’auteure, si on boit moins de vin, hygiénisme oblige, on en boit mieux et surtout on en parle plus, snobisme aidant. Discourir sur le vin fait désormais partie d’un code d’appartenance et les « cobayes » de Madame Reckinger investissent temps, loisirs et argent dans des cours d’initiation et de dégustation, dans des livres et des guides… et même dans quelques bouteilles. Notre ethnologue, dont les références s’appellent aussi bien Max Weber que Robert Parker, a pu distinguer plusieurs profil-types de ces nouveaux buveurs selon qu’ils suivent les logiques « bon vivant », « découverte et voyage », « achat et collection ». Leur intérêt pour le vin s’inscrit dans les patterns « sensorialité », « relative indifférence », « expérience viticole », alors que le but social recherché est dicté par les motifs « sociabilité et lien social » ou « réussite sociale ». Inutile de rappeler que l’âge, le niveau d’études et surtout le sexe du dégustateur interviennent fortement, forcément, dans le choix de ces logiques.

Joignant l’utile à l’agréable, l’auteure a elle-même participé à un cours d’œnologie pour rencontrer son et ses sujets d’étude. Son livre nous apprend un peu sur le vin luxembourgeois, beaucoup sur le consommateur que nous sommes et énormément sur le client que les producteurs convoitent. Ces derniers trouveront dans cet original et intéressant ouvrage un précieux outil de travail pour mieux écouler leur production, alors que les deuxièmes y verront un miroir que l’auteure leur tend selon l’adage : « Dis-moi comment tu parles du vin, et je te dirai qui tu es. » En ces temps où l’Université du Luxembourg fait du nombrilisme en se masturbant intellectuellement sur l’identité luxembourgeoise, le travail bien plus tannique et long en bouche de Madame Reckinger nous renseigne sans fard sur nos traditions et nos terroirs.

À propos de traditions, le Luxembourgeois aime bien paraphraser François Mauriac : il les aime tellement qu’il préfère avoir deux musées qui leur sont consacrés. Sur les rives de la Moselle, la Possenhaus à Bech-Kleinmacher et le musée du vin à Ehnen se regardent ainsi en chiens de faïence. Si dans la première, un ancien médecin anesthésiste réussit à endormir le visiteur, la seconde cherche, avec l’appui de la coopérative viticole et des autorités locales et nationales, sinon d’enivrer, du moins à attirer le chaland. À croire que le regretté Arman ait signé la « muséographie », tellement l’accumulation d’anciens outils de vigneron empêche la réflexion sur un métier et un style de vie appelés, sinon à disparaître, du moins à de fortes mises en question et mutations. Avec les jambons en plastique qui pendent dans la « Haascht », l’ennui se révèle plus fort que la nostalgie qui, décidément, n’est plus ce qu’elle était : « Mir wëlle bleiwe waat mer waaren » semble être la devise paradoxale des Mosellans, qui célèbrent un passé apparemment idyllique dans leurs musées, tout en violant, à quelques pas de là, leur terroir avec les bulldozers du remembrement. Alors que les grands vins de Bourgogne, voire même de la Moselle allemande, pour ne citer que ceux-là, forgent leur identité et leur prestige en enfonçant leurs racines profondément dans le sol de leurs climats et vignobles, le gros des producteurs luxembourgeois fait table rase de son patrimoine ancestral en déplaçant sol et sous-sol, en aplanant ci et en abrasant là, le tout pour aboutir à un champ de ruines et de vignes, faisant fi des particularités d’un terroir précis, mais offrant une sorte de zone industrielle facile à cultiver aux machines dernier cri. Chez nous, les « terroiristes » ne sont pas les fondamentalistes du terroir, mais les bandits du cadastre.

On confond ainsi allègrement viticulture et « Weibau », mais il faut bien avouer que les vignerons de chez nous ne sont pas les seuls à être fascinés par la construction et l’architecture. Partout dans le monde, les plus grands architectes redessinent les chais des plus grands crus. Au Luxembourg, édiles et propriétaires qui croient se respecter font appel invariablement au mag. arch. François Valentiny, l’enfant prodige et prodigue du pays, dont la truelle, parfois, peut se révéler cruelle. Ainsi le kitschissime Cep d’or à la Hëttermillen, dont le « réalisme viticole », et c’est peu dire, est pire que les Krier de la Pitié Judicaire. Mais après tout, ce monument se veut peut-être à l’image de bien de crus mosellans, en singeant au premier degré ces vins kitsch et racoleurs qui exhalent caricaturalement les parfums primaires du raisin, voire le côté doucereux, boisé et vanillé du bois neuf qui farde de plus en plus des cépages de moins en moins autochtones.

Heureusement, terroir et tradition se retrouvent encore dans quelques (rares) bouteilles qui restent les véritables musées du vin et de l’identité. Mais qu’importe ces flacons, si on ne peut pas les ouvrir. Lors de notre pérégrination mosellane, nous sommes tombés sur, non pas un musée de plus, mais une pittoresque collection privée… de tire-bouchons. Il faut savoir que l’histoire de la poule et de l’œuf taraude aussi le vigneron : qui, du bouchon ou du tire-bouchon, était le premier ? Il semble bien que le premier tire-bouchon ait fait son apparition à la fin du XVIIIe siècle : 1795 marque en tout cas la date du premier brevet. Depuis, les Anglais en auraient déposé 350, les Allemands 200 et les Français plus de 3 000. Je ne sais si la collection de Charles Decker, vigneron à Remerschen, en compte autant, toujours est-il qu’en guise de cave, il a une caverne d’Ali Baba. De nombreux tire-bouchons érotiques, qui aux formes phalliques, qui aux rondeurs féminines, voisinent avec quelques rares outils destinés aux ascètes, dont la poignée est hérissée de piques et d’épines la rendant impropre à la manipulation. Plus loin, des spécimens à lames, qui n’altèrent pas le bouchon et que les Anglais appellent donc fort à propos des « butler’s friend », côtoient de nombreux et pittoresques exemplaires à vis. Savez-vous d’ailleurs que le mot même de vis dérive du latin vitis, qui désigne la vigne qui s’enroule telle une vis sans fin autour de son tuteur ? De la vis au vice, il n’y a souvent qu’un tour de Screw-Pull, et si la dépendance à l’alcool est bien connue, l’addiction au tire-bouchon reste encore confidentielle. En 1974 est née néanmoins l’International Correspondence of Corkscrew Addicts, dont Charles Decker, foie de vigneron, ne semble pas (encore) faire partie. Et comme nous ne sommes pas à un paradoxe près, notre interlocuteur nous confie que personnellement il pense que le meilleur moyen de boucher une bouteille est… la capsule à vis. Cela nous semble certes pousser le bouchon un peu loin, mais il est vrai que des vignerons prestigieux ne rechignent plus à embouteiller ainsi les vins destinés à une consommation plus ou moins rapide.

Mis derrière le collectionneur de tire-bouchons, se cache ou plutôt s’exhibe avant tout un vigneron, collectionneur de cépages. Et si les vrais musées du vin étaient finalement les vignobles des quelques vignerons qui les respectent encore, qui ne les arrosent ni d’eau (mettre de l’eau dans son vin, quelle horreur) ni de pesticides (la vigne doit souffrir), et qui respectent les sols, les pentes et les expositions ? Dans ses terroirs Wëntrenger Felsbierg, Kreitzbierg, Grievemacher Dieffert, et autres Wormeldenger Nossbaam, Charles Decker plante ses cépages de Rivaner, d’Elbling, de Pinot Gris, de Pinot Blanc, de Saint-Laurent et j’en passe et des meilleurs. Un vrai musée ampélographique, je vous dis, dont les vignobles sont les cubes blancs, les fûts les cimaises, les vins les tableaux et le gosier les yeux. En regardant, en humant et en goûtant ces œuvres signées Decker, nous avons apprécié un Elbling qui n’a certes plus l’acidité ancestrale des « Dréimännerwein » d’antan, mais qui s’adapte d’autant mieux à l’actuel goût bobo. Les Riesling, malgré la cruelle absence de schiste dans leurs sols, n’en acquièrent pas moins dans leur maturité les arômes pétrolés de leurs grands voisins d’outre-Moselle. Quant au Muscat Ottonel, cépage rare dans nos régions, sa minéralité (mais oui, sauf s’il a l’opulence du 2011) séduira à table les dernières asperges du printemps. Mais la cerise sur le gâteau, si j’ose dire, est un crémant à base de Pinot Noir qui ne se mousse pas du col et dont les bulles potentialisent les arômes de cerise noire et de fraise fraîche. Les muses des musées de la Moselle, décidément, se trouvent dans le verre de vin du vigneron.

Paul Rauchs
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