Préservation du patrimoine ou priorité au logement social ?

HLM en péril

d'Lëtzebuerger Land du 24.05.2013

Les dirigeants de la Société nationale des habitations à bon marché (SNHBM) tiendront le cap, coûte que coûte : « Nous resterons campés sur notre position. Nous pouvons comprendre la politique de sauvegarde du patrimoine, mais notre vocation est de faire du logement social », prévient dans un entretien au Land, Diane Dupont, présidente du conseil d’administration de la SNHBM en évoquant le litige opposant depuis l’automne 2012 les ministères du Logement et de la Culture sur le sort à réserver à cinq immeubles situés dans la commune de Diekirch. Appartenant à la SNHBM qui veut les détruire pour reconstruire à leur emplacement de nouveaux logements destinés à la location, ces immeubles ont été construits peu avant la Deuxième Guerre Mondiale et n’intègrent plus les standards de confort et de salubrité requis, en dépit de l’entretien et de certaines rénovations qu’y a réalisé leur propriétaire. Un des immeubles, trop insalubre, a d’ailleurs déjà été évacué et ses locataires relogés dans la commune. Les plans immobiliers de la SNHBM ont toutefois été contrariés par la ministre de la Culture Octavie Modert, CSV, laquelle s’est laissée convaincre d’inscrire les bâtiments à l’inventaire supplémentaire des monuments nationaux « en raison de leur intérêt historique, architectural et esthétique », selon ses termes dans un courrier du 22 octobre qu’elle a adressé au directeur de la SNHBM.

La ministre s’appuyait sur un avis positif de la Commission des sites et monuments qui s’était montrée dithyrambique sur le « style néobaroque » des immeubles collectifs, leurs « façades agencées de manière symétrique » et les « encadrements des ouvertures en pierre de taille ». Ils font partie d’un ensemble « authentique et rare » dans cette région du Nord, témoignant de l’histoire sociale, selon le ministère. « Les maisons, poursuit la lettre d’Octavie Modert dans un jargon visiblement emprunté, illustrent un renouveau et une réinterprétation d’un langage architectural traditionnel, avec des gabarits et façades bien proportionnés ». L’inscription d’un immeuble à l’inventaire supplémentaire obligerait son propriétaire à prévenir trente jours à l’avance le ministère de la Culture de ses intentions d’y faire réaliser des travaux, comme une « rénovation douce ». Les immeubles classés ont droit à une « protection nationale », c’est-à-dire que l’État luxembourgeois peut contribuer au financement de la rénovation jusqu’à un maximum de 50 pour cent. Plus question en tout cas pour la SNHBM de les raser en cas d’inscription.

La réponse du directeur de la SNHBM Guy Entringer à Octavie Modert n’a pas traîné. « Nous avons prévu, écrit-il sans laisser filtrer la moindre hésitation sur ses intentions, de démolir ces bâtiments en vue de les reconstruire ». Une rénovation douce, comme celle que proposent les experts du ministère de la Culture, n’est pas envisageable pour un organisme œuvrant dans le logement social, pas dans la protection du patrimoine. « Les locataires paient en moyenne 200 euros de loyer mensuel et plus du double de charges. S’il existait une classe énergétique des bâtiments plus basse encore que la classe I, ce qui se fait de pire, les immeubles de Diekirch en seraient affublés », explique-t-il au Land. Les frais de chauffage (chauffage à mazout) représentent en effet pas loin de 70 pour cent des charges mensuelles des locataires. Le projet de la Société nationale d’habitation bon marché prévoit la construction de cinq résidences avec un total de 42 appartements de classe énergétique A sur 3 540 mètres carrés (et entre 35 à 40 emplacements de parking inexistants à l’heure actuelle), contre 2 000 à peine actuellement pour les 22 appartements existants.

Une rénovation douce, outre qu’elle serait impayable, impliquerait de réduire davantage la taille des logements et de leurs pièces déjà exiguës. Par exemple, les appartements à trois chambres à coucher occupent une surface de 87 mètres carrés avec des chambres entre 11,8 et 9,7 mètres carrés : « une isolation thermique intérieure réduirait davantage la surface des chambres et est donc impraticable (la surface minimale d’une chambre à coucher est de dix mètres carrés) », souligne une note de la SNHBM fournie à Octavie Modert. Outre la moisissure qui a envahi les appartements et l’absence d’insonorisation entre les étages en raison des planchers en bois, souvent recouverts de linoleum, la stabilité des immeubles « serait précaire en cas de rénovation » ajoute la note.

Le 14 janvier, un second courrier du directeur de la SNHBM insiste sur l’absurdité des intentions de classement, le coût qu’engendreraient les travaux de rénovation ainsi que la vétusté des bâtiments, des installations électriques et des sanitaires : « L’état général des immeubles est tellement vétuste que nous avons estimé la situation comme étant insupportable pour les locataires et nous avons commencé à déloger leurs habitants », souligne encore Guy Entringer en évoquant les moisissures affectant la moitié des logements ainsi que l’écroulement récent d’un plafond. « Nous sommes d’avis, poursuit-il, que les désavantages et inconvénients des cinq immeubles existants priment sur les considérations d’intérêt historique, architectural et esthétique. La démolition des résidences et leur reconstruction (…) répondraient au mieux non seulement aux besoins et attentes des habitants actuels, mais surtout à ceux de la Ville de Diekirch et, au-delà, cette action (un classement, ndlr) irait à l’encontre des problèmes actuels du logement au Luxembourg ».

Les édiles de Diekirch partagent d’ailleurs les vues des dirigeants de la SNHBM, comme en témoigne l’avis négatif du Conseil communal rendu le 18 décembre 2012 sur le classement des cinq immeubles à l’inventaire supplémentaire des monuments nationaux. Deux votes seulement pour soutenir la proposition de la ministre de la Culture, onze voix contre et aucune abstention.

Mais le bras de fer entre Octavie Modert et les dirigeants de la SNHBM se poursuit. La ministre de la Culture a récemment adressé à son homologue du Logement Marco Schank, également CSV, une note de trois pages rédigée par deux agents du Service des sites et monuments nationaux, après une visite qu’ils ont effectué le 11 avril dernier à Diekirch : ils évoquent, sans rire, l’excellent état physique tant extérieur qu’intérieur des bâtiments et assurent que « leur disparition générerait un important trou dans le paysage de la localité. Même une substitution de qualité ne pourrait pas combler le vide causé par la disparition de ces pierres d’angles urbaines ». Et, cerise sur le gâteau, les deux experts jugent « étonnant (…) qu’un acteur paraétatique évoque la même argumentation de densification déjà tellement entendue et répétée par les promoteurs privés. Aucune référence n’a été faite par rapport aux qualités de composition et d’intégration dans le site ». Les experts estiment enfin avec tout le sérieux du monde que côté facture énergétique, il y a du pour et beaucoup de contre une démolition suivie d’une reconstruction : pensez donc à l’énergie grise nécessaire pour démolir un bâtiment puis en trier et évacuer les déchets. « Les bâtiments protégés, poursuit leur note, peuvent bénéficier d’une dérogation en matière des exigences énergétiques ».

Pour des locataires qui comptent souvent le moindre euro à la fin de chaque mois, les considérations esthétiques sont un luxe réservé à ceux qui en ont les moyens. « Même si nous devions faire une rénovation douce comme cela nous est demandé, nous ne pourrions pas faire de miracle et la facture de chauffage restera élevée pour les locataires qui nous demandent des logements durables et adaptés à leurs moyens », commente un proche du dossier. « La SNHBM a une autre vocation et si on connaît un peu la problématique du logement social, il apparaît évident que les locataires n’ont pas une sensibilité très élevée pour le patrimoine », résume prosaïquement Diane Dupont. « Nous proposons des logements fonctionnels, nos locataires ne sont pas en mesure de payer des factures de chauffage exessives comme c’est le cas actuellement » ajoute-t-elle.

Dans une troisième lettre qu’il a adressé le 14 mai dernier à Octavie Modert, Guy Entringer prend moins de précautions oratoires que la présidente de la SNHBM, qualifiant de « faussement dévotes » les assertions des deux experts sur la qualité de vie dans les appartements, ainsi que leur excellent état physique. « Tout entretien a ses limites », écrit le directeur, assurant qu’une rénovation douce « est une théorie financièrement insoutenable ». Il exclut donc d’investir « des sommes démesurées » dans une rénovation et juge bancale la proposition des Sites et Monuments « de considérer l’ensemble des immeubles de notre parc immobilier et de calculer une moyenne nationale de la performance énergétique ». Les nouveaux immeubles de Classe A du parc de la SNHBM compensant de cette manière les faibles performances des futurs immeubles rénovés à Diekirch. Un scénario non seulement « improbable », mais qui ne rentre dans aucun cadre légal, aux yeux de Guy Entringer.

Face au blocage du dossier, un arbitrage du Premier ministre est attendu. Diane Dupont rappelle que Jean-Claude Juncker, dans sa déclaration sur l’état de la nation, a fait du logement social la priorité du gouvernement. « Nous sommes prêts à donner ses logements anciens à l’État pour qu’il les protège en échange de terrains pour y construire de nouvelles résidences aux normes énergétiques les plus performantes », assure-t-elle. La SNHBM n’est donc pas prête de céder et ne craint pas la confrontation. Elle a d’ailleurs récemment gagné une bataille contre les plans du gouvernement qui, dans son projet de loi créant la Société nationale de développement urbain, souhaitait la fusionner avec le Fonds du logement. Le texte, cousu sur mesure par et pour l’actuel président directeur du Fonds du logement Daniel Miltgen, a surtout fait l’unanimité contre lui et il ne serait pas étonnant que le Conseil d’État, dont l’avis est imminent, demande au gouvernement de refaire sa copie. Les Ayatollah des chefs d’œuvres en péril n’impressionnent personne, pas plus que leurs théories fumeuses : comme si on choisissait de faire ses courses au Aldi ou d’habiter un HLM.

Véronique Poujol
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