Le gouvernement vient de créer un comité pour synchroniser les mémoires des victimes du nazisme ; mais les tensions persistent

Fissures

d'Lëtzebuerger Land du 02.09.2016

Raisins verts Sur la butte, un trompettiste en manches courtes et avec une cravate rose joue la sonnerie aux morts. Le trafic sur le viaduc est bloqué. De temps à autre, des klaxonnements parviennent jusque sur le Kanounenhiwwel. Devant la flamme éternelle, des ministres, députés et échevins ainsi que des témoins et leurs descendants entonnent timidement l’hymne national. Inclinaisons devant le Monument national de la solidarité, minute de silence, dépôts des gerbes de fleurs ; la commémoration aura duré un quart d’heure. Lydie Polfer (DP), la maire de la Ville, fait un signe à la main aux deux policiers-motocyclistes postés en contrebas. Le trafic reprend.

« Je suis né sous ce drapeau », dit Vic Steichen, un quinquagénaire portant un béret basque, un veston en velours noir et des gants blancs. Il est le porte-étendard des anciens prisonniers de Tambov, une charge qu’il a repris de son père, alors que celui-ci commençait à faiblir. Comme beaucoup de descendants de victimes de la guerre interrogés pour cet article, il se dit habité par les traumatismes du père. « Si hunn ee Päckelchen ugehaangen kritt an si wossten wat dran ass. Hir Kanner hunn dëse Päckelchen och ugehaange kritt, mee si wëssen net wat dran ass », dit-il. Les organisations des déportés, résistants et enrôlés de force, continuant, tant bien que mal, de fonctionner, sont dirigées par les descendants. « Je parle de ‘Ons Jongen’, alors que je veux dire : ‘mes parents’, ‘mes oncles’ ou ‘mes grands-oncles’ », dit ainsi Erny Lamborelle, président de la Fédération des enrôlés de force. Babyboomers retraités, ce n’est souvent que maintenant qu’ils trouvent le temps de se pencher sur l’histoire familiale.

Erny Lamborelle a ainsi fouillé trois ans dans les documents et les secrets de famille. Il en a tiré un livre de presque 500 pages intitulé Firwat ? dans lequel il raconte le destin tragique de sa famille : trois frères (dont le père d’Erny Lamborelle) désertent la Wehrmacht et rejoignent le maquis ; en représailles, le père et ses deux fils aînés sont assassinés par l’occupant, un autre mourra dans le camp de prisonniers de guerre de Tambov. Ses recherches, Lamborelle les décrit comme une souffrance qui lui a valu des nuits d’insomnie ; signes, selon lui, d’un « traumatisme transgénérationnel ou transgénétique ». C’est dans la communauté juive que la mémoire des persécutions et du génocide est ancrée le plus profondément. Il y a quelques mois, dans Le Quotidien, Henri Juda, le président de l’Asbl MémoShoah évoquait sa mère, rescapée d’Auschwitz : « Elle n’a jamais pu en parler. Et quand elle voulait, nous [les enfants] avons pris la fuite ». Longtemps, il s’est reproché « de ne pas avoir voulu combattre directement, ouvertement » la réaction que causaient en lui les rares confidences de sa mère.

Fusion mémorielle Le 9 juin, à la quasi unanimité (à part les députés de l’ADR), la Chambre des députés a voté la création d’un Comité pour la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale. L’exposé des motifs note que « la mémoire parfois vacille et a tendance à perdre en contours ». Ce lent oubli rendrait « impératif et urgent » de continuer « le travail de mémoire ». Le comité réunira 18 représentants, six pour la communauté juive, six pour la Résistance et six pour les enrôlés de force. Ils devront réfléchir aux formes que pourrait prendre la commémoration officielle et fixer une date pour la Journée nationale du Souvenir. À côté du comité, le ministre d’État a créé « un service chargé de la commémoration » qui sera dirigé par Jean-Claude Müller, qui avait été suspendu en 1999 du poste de directeur de la Bibliothèque nationale.

La nouvelle configuration générationnelle permettra-t-elle de dépasser les anciennes rancunes entre résistants et enrôlés de force ? Les fils et filles rejoueront-ils les luttes de leurs pères ? Le ministère d’État n’a pas demandé leur avis aux organisations des victimes, probablement pour éviter de récolter trois propositions diamétralement opposées. Or, les divisions personnelles et politiques risqueront de rapidement refaire surface. Tous évoquent leurs amertumes, tous disent également vouloir les surmonter ; l’équilibre est donc possible, mais il sera précaire. Au sein du futur Comité, chacun connaît les sujets qui fâchent et qui peuvent faire sauter l’unité. Même si, en dehors du microcosme mémoriel, ces codes sont devenus incompréhensibles.

D’ores et déjà, on spécule sur qui sera désigné premier président du Comité. Selon le principe de rotation, la présidence tournera annuellement entre les trois groupes. Selon Jean Pirsch, dirigeant de la Ligue luxembourgeoise des prisonniers et déportés politiques (LPPD), la nomination du premier président serait un symbole indiquant quel groupe sera « le plus honoré ». Ce poste, dit-il, aurait dû revenir à la Résistance, qui serait « un choix individuel » et aurait donc une autre « valeur ». Mais, ajoute-t-il, si le gouvernement nominait un président non-issu de la Résistance, « on l’acceptera » : « D’Leit vun der Resistenz haalen hinnen dat net zum Gudden, cela laissera une blessure, mais cela ne fera pas échouer le projet. »

Certains représentants des enrôlés de force revendiquaient la première présidence avec l’argument de la masse, les enrôlés ayant été le groupe le plus important en termes numériques. Or Lamborelle dit aujourd’hui préférer un président « neutre ». Il souhaite que les différents membres du comité se rencontrent « avec respect », mais concède que ce ne sera pas évident. En tant que président de la Fédération des enrôlés de force, il lui serait arrivé de rencontrer des représentants de la Résistance qui refusaient de lui serrer la main, alors même qu’ils le connaissent personnellement. Il esquisse trois scénarios : « Soit il y aura une petite révolution et nous nous entendrons, soit nous nous combattrons et finirons par nous auto-saboter, soit nous nous neutraliserons mutuellement et il faudra beaucoup d’efforts pour nous mettre d’accord. »

La communauté juive est le membre le plus récent de la « communauté des victimes ». Une intégration qui, note l’exposé des motifs, « rendra justice aux Juifs ». Or, ils sont cooptés dans un ensemble hétérogène et problématique. Historiquement, certains groupes de la Résistance n’avaient pas caché leur antisémitisme. Quant aux anciens enrôlés de la Wehrmacht, ils avaient participé à la guerre d’anéantissement à l’Est. Le membre du Consistoire François Moyse salue que la communauté juive soit aujourd’hui « réintégrée dans la Schicksalsgeschicht » luxembourgeoise. Et de se rappeler ses manuels d’histoire à l’école, où le sort des Juifs était traité en deux phrases. Même s’il avoue que « surtout la génération plus âgée ne se sentait pas très à l’aise » (notamment par rapport à l’histoire du Polizei-Bataillon 101), Moyse se veut optimiste : « aujourd’hui, nous pouvons bewältegen l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, ensemble, par des discussions et par des recherches. »

Crimes contre l’humanité La foisonnante littérature sur les enrôlés de force a été écrite en vase clos, souvent par des témoins pour des témoins, dans un contexte exclusivement luxembourgeois. Beaucoup y restait indicible. Ainsi, elle a réussi à faire l’impasse sur les recherches qui se menaient à l’étranger, notamment sur les crimes commis par la Wehrmacht. À une conférence organisée en 2012 par le Centre de documentation et de recherche sur l’enrôlement forcé, l’historien belgo-allemand Peter Maria Quadflieg soulignait que, s’il y a avait eu un grand nombre déserteurs et réfractaires, de nombreux enrôlés de force avaient fini par servir dans la Wehrmacht, sans attirer l’attention, devenant ainsi une partie de la machine de guerre. « Die Soldaten wurden Zeugen der schrecklichen Kriegspraxis des deutschen Heeres und der Waffen SS, sie erlebten Verbrechen der Wehrmacht an der Ostfront und den Holocaust aktiv mit, und verweigerten sich diesen Gräueltaten nicht. Die luxemburgischen und ostbelgischen Veteranen der Wehrmacht haben diese Seite ihrer Soldatenzeit ebenso verdrängt, wie die deutschen. »

Comme souvent, ce débat historique eut un retard à l’allumage et s’imposa du dehors (via les grands titres allemands). Lorsqu’en avril 1996, dans la Zeit, Christopher Browning veut contrecarrer la thèse de l’« antisémitisme éliminationniste » des « Allemands ordinaires » défendue par Daniel Goldhagen, il se réfère aux quatorze Luxembourgeois intégrés au sein du Reserve-Polizei-Bataillon 101, une unité qui avait fusillé des milliers de villageois juifs en Pologne. Or, ces quatorze Luxembourgeois, écrivait Browning, ne se seraient pas distingués des Allemands. Pendant l’été 1996 (donc quatre ans après la publication du livre de Browning), les médias luxembourgeois se lancèrent sur le sujet. Jean Heinen, un des anciens du bataillon, se fendit même d’un long justificatif, publié en quatre parties dans le Wort. Il y expliquait qu’il n’avait jamais évoqué l’extermination des juifs dans ses récits sur le sort des anciens de la Compagnie des volontaires, « weil ich kein Historiker bin. » Puis d’avouer avoir surveillé un Judentransport : « Der Bestimmungsort, écrivit-il, könnte Treblinka gewesen sein. »

Paul Dostert fut chargé de mener une enquête. Il se rendit à Hambourg pour y consulter les dossiers du Polizeipräsidium et du procureur (en 1973, certains Luxembourgeois avaient été appelés comme témoins à décharge par leur ancien Gruppenführer). Il visita également deux des quatre vétérans luxembourgeois toujours en vie et correspondait avec le troisième. En 2000, ses résultats de recherche furent publiés dans la Hémecht ; ils seront peu discutés. Selon Dostert, les Luxembourgeois auraient « mitgemacht, wie die meisten ihrer deutschen Kameraden ». Le bataillon 101 parcourait les villages polonais, rassemblant la population juive, fusillant des heures durant enfants, vieillards, femmes et hommes, déportant les survivants vers les camps d’extermination. Lors de ces tueries de masse, les Luxembourgeois diront toujours se situer ailleurs, soit dans les forêt environnantes, soit aux barrages à l’entrée des villages. Or, par moments, leur alibi se fissure. En 1974, devant le procureur allemand, un ancien du bataillon déclara ainsi qu’un des Luxembourgeois aurait fusillé une paysanne enceinte qui avait caché des Juifs. Un autre ancien relate qu’à Międzyrzec, d’où 10 000 villageois seront déportés et 960 fusillés, on lui aurait confié : « Von den Luxemburgern hat heute auch einer Juden erschossen ». Lorsque, finalement, les Luxembourgeois du Polizei-Bataillon reviennent de la captivité russe, personne ne les interroge sur leurs activités en Pologne. « Ein Umstand, note Dostert, der es erleichterte, die ‘Opferrolle’ und den Widerstand hervorzustreichen. »

Des Luxembourgeois, criminels de guerre ? Cette possibilité appela sur le plan la Justice. L’ancien procureur général Roby Biever se rappelle une réunion « glaciale » avec le journaliste Paul Cerf et le représentant des réfractaires Aimé Knepper. Il se serait rapidement rendu compte que les recherches de Browning et de Dostert ne pouvaient avoir une suite pénale. Cette conclusion, dit Biever, se serait imposée : les faits étaient prescrits. Car, à l’inverse de la France et de l’Allemagne, le législateur luxembourgeois avait omis dans les années 1950-1960 de rendre les « crimes contre l’humanité » imprescriptibles. (Et la non-rétroactivité de la loi pénale empêchait d’y revenir.) Ce qui ulcérait le journaliste Cerf était la carrière d’après-guerre qu’avaient faite les anciens du Polizei-Bataillon 101 dans la Police, la Gendarmerie et la Sûreté. (Jean Heinen devint ainsi commissaire en chef à la Sûreté.) Le procureur fit une demande auprès de la Police pour voir ce qu’on pouvait apprendre des dossiers personnels ; la réponse de la Police : rien de particulier à signaler. Cela restera un chapitre sans conclusion.

Mais les recherches historiques continuent. L’historienne Eva-Maria Klos est ainsi en train de terminer son doctorat sur les cultures mémorielles de l’enrôlement forcé au Luxembourg, à Eupen-Malmédy et en Alsace-Lorraine. Selon elle, les enrôlés, réfractaires et déserteurs réussirent à créer un discours cohérent et à s’insérer dans l’épopée de la Résistance. Ce « narratif très stable », elle le résumé ainsi : « Nous avons contribué à la survie de la nation en faisant de la résistance au sein de la Wehrmacht. Nous avons tenté de perturber le système de l’intérieur. » Ce récit patriote n’est pas une pure fiction ; il a un fondement empirique. En analysant un échantillon de 680 dossiers personnels, Peter M. Quadflieg conclut que les soldats luxembourgeois se différenciaient des soldats allemands : Ils étaient dix fois plus nombreux que leurs « camarades » de l’« Altreich » à échouer aux Musterungsteste et deux fois plus nombreux à être punis par des tribunaux militaires. Le taux des déserteurs avoisinait le quart, celui des réfractaires le tiers des conscrits.

Lobby Longtemps, le pouvoir des enrôlés de force était dû à leur masse qui leur permettait d’exercer un poids électoral. 14 800 jeunes hommes et filles furent touchés par la conscription forcée sur une population de 290 000 habitants. (Les statuts des organisations des enrôlés de force exclurent les volontaires de guerre, dont le nombre est estimé à entre 1 800 et 2 000 personnes et qui combattirent pour la plupart dans les rangs des Waffen-SS.) Les anciens enrôlés n’hésitaient pas à démontrer leur force dans la rue. En 1947, quelque 5 000 manifestants se rallièrent derrière le drapeau « Mir si keng Preisen ». La manif dérape : des vitrines de l’imprimerie Saint-Paul et du domicile du Premier ministre volent en éclats. En 1979, les enrôlés renonceront à leur neutralité politique et présenteront des listes aux élections législatives. À la surprise générale, ils obtiendront presque sept pour cent des voix (deux députés).

En 1984, Gilbert Trausch s’étonnait du maintien d’un front uni des enrôlés de force, qui constituait « une des clefs de leur réussite ». Cette unité n’eut rien d’évident : l’enrôlement pouvait ainsi être assimilé à une trahison, tandis que la désertion pouvait être vue comme un acte d’égoïsme, un sacrifice de la famille. Ce mardi, dans l’église Saint-Michel devant un auditoire clairsemé, Erny Lamborelle a souligné que « chacun avait son propre destin ». Il choisit pourtant de mettre en avant celui des héroïques : les déserteurs, saboteurs et mutins. Pour Lamborelle, un enrôlé de force peut également être un résistant, même sur le front de l’Est. (Bien que, tant que les archives russes n’auront pas été analysées, il sera difficile de corroborer les témoignages.) Devant l’autel, il a ainsi évoqué « Edy » qui lui aurait confié son histoire sous couvert d’anonymat. Fin 1944, dans son tank, Edy aurait parcouru cent kilomètres pour rejoindre l’armée américaine, tuant au passage « au moins une douzaine » de policiers militaires allemands. « Il a fallu 70 ans à Edy pour raconter cette histoire, disait Lamborelle. Il souffre d’un énorme trauma, car il a tué des gens. Il ne se sent pas comme héros... Absolument pas comme un héros. »

Les oubliés Les rescapés juifs avaient retrouvé au Luxembourg des fonctionnaires peu accueillants. Comme l’ont montré les recherches de l’historienne Renée Wagener, certaines familles, qui avaient vécu au Luxembourg dans les années vingt et trente, durent lutter avec les administrations pour leur arracher un permis de séjour. Quant à la loi sur les dédommagements de guerre de 1950, elle excluait les résidents non-luxembourgeois. Or, avant la guerre, les trois-quarts de la population juive n’avaient pas la nationalité luxembourgeoise.

La mémoire de la Shoah déchirait la communauté juive d’après-guerre. Alfred Oppenheimer, qui avait été nommé Judenältester par l’occupant, devint la cible de reproches, bien qu’il ait été lui-même déporté à Auschwitz et que sa femme et son fils de dix ans aient été assassinés par les nazis. Comme l’a expliqué le journaliste et historien Laurent Moyse dans une interview parue dans Forum : « Le fait qu’Alfred Oppenheimer ait été désigné Judenältester au Luxembourg l’a mis dans une position extrêmement inconfortable. Après la guerre, l’une ou l’autre personne a voulu s’en prendre à lui, estimant qu’il n’a pas tout empêché, notamment au niveau des déportations. »

Ce sera le procès Eichmann à Jérusalem en 1961, où témoigneront l’ancien rabbin du Luxembourg Serebrenik ainsi que le rescapé Oppenheimer, qui brisera l’oubli. L’holocauste devint le paradigme d’une rupture de civilisation. Pour l’historien italien Enzo Traverso, la Shoah est devenue une nouvelle « religion civile » du monde occidental, « étalon nécessaire pour mesurer les vertus morales de ses démocraties et test auquel sont soumis les États qui souhaitent intégrer ses institutions politiques. » Or, pour Traverso, le » devoir de mémoire » risque de déboucher sur « un discours rhétorique, plutôt conformiste, utilisé comme formule rituelle. » Le 9 juin 2015, lors de la séance solennelle d’excuses à la communauté juive, les députés peinaient à trouver les mots justes. Alex Bodry (LSAP) puisa dans le champ lexical patriotique (« le sanglant tribut que notre pays a dû payer »), Serge Wilmes (CSV) emprunta le registre eucharistique (« pour que leur sang devienne le sang de l’espoir ») et Lex Delles (DP) se réfugia derrière des lieux communs édulcorés (« sans racines, on ne sait pas qui on est »). Quant aux rescapés, certains qui s’étaient présentés à la Chambre pour assister à la séance durent rebrousser chemin. Personne ne semblait avoir songé à réserver des places pour ceux à qui on allait présenter les excuses.

« Réaliser dans les plus brefs délais la construction d’un monument national de la Shoah sur le territoire de la Ville de Luxembourg. » Ce point est listé parmi les « actions immédiates et ponctuelles » proposées en juin 2009 par le Rapport sur la spoliation des biens juifs. Il aura fallu attendre six ans, avant que les choses ne se concrétisent. Le sculpteur franco-israélien Shelomo Selinger est actuellement en train de travailler sur la sculpture. Ce qui intéresse davantage le Consistoire qu’un simple monument, ce sont les « actions à long terme » contenues dans le Rapport spoliation, dont la création d’une « Fondation de la Mémoire de la Shoah au Luxembourg ». Or, pointe François Moyse, en temps de taux d’intérêts zéro, le modèle de financement prévu pour la fondation ne fonctionnerait plus.

Pouvoir symbolique Ils s’étaient attendus à une révolution ; mais, trop divisés et trop désorganisés, ils se sont résignés au retour des vieilles élites. À défaut de prendre le pouvoir politique, les résistants revendiquaient la prééminence morale. Leur force symbolique, ils la déployaient dans des luttes symboliques, notamment autour du titre convoité de « Mort pour la patrie ». Des décennies durant, les enrôlés l’avaient revendiqué, il s’agissait, pour eux, d’une question d’honneur. Mais face à l’opposition des résistants, ils ne réussirent jamais à se l’approprier. (Les enrôlés tentaient également de se faire appeler « déportés militaires », or cette désignation n’entra jamais dans le langage courant.) Encore en 1991, explique Elisabeth Hoffmann, qui prépare une thèse sur la mémoire de la résistance à l’Uni.lu, l’entrée dans le « hall sacré » du Musée national de la Résistance fut interdite aux cendres des enrôlés morts à Tambov. Ces disputes sur des questions d’honneur laissèrent de profondes traces.

Dès 1950, après avoir enquêté sur l’attitude patriotique de 20 000 personnes, les autorités décident de calmer le jeu et de passer « un coup d’éponge aussi large que possible » sur la question de la collaboration. Elisabeth Hoffmann évoque « le dilemme des résistants » : comment continuer à se présenter comme une minorité, tout en intégrant le mythe consensualiste d’une nation de résistants. Selon Vincent Artuso, les problématiques de ses recherches ne sont pas nouvelles ; elles renouent avec les questions soulevées dans l’immédiat après-guerre. Et de citer le reproche que seuls des lampistes avaient été condamnés ou le bras de fer entre Unio’n et gouvernement en exil. Ces questions restèrent en latence.

En 1967, la Résistance fut institutionnalisée et mise sous l’autorité du ministère d’État. (Encore aujourd’hui, on retrouve de nombreux hauts fonctionnaires retraités à la tête des organisations de la Résistance.) Quarante ans durant, cette Résistance officielle sera incarnée par Aloyse Raths, précepteur du Grand-Duc actuel et co-fondateur de la Letzebuerger Vollekslegio’n, dont le programme de 1941 avait réussi le singulier syncrétisme d’être à la fois antinazi et antijuif. Pour l’historien Henri Wehenkel, l’image de la Résistance devient alors de plus en plus « irréaliste, floue, terne et uniforme… Cela ne pouvait plus enthousiasmer les jeunes. » Au niveau local, l’activité des amicales et organisations de résistants se réduisait souvent à la constitution de dossiers sur les collaborateurs et traîtres présumés. Ainsi, jusqu’à la fin des années 2000, Aimé Knepper et Aloyse Raths, deux personnalités proéminentes de la « scène des témoins », se traitaient mutuellement de collabos à coup de documents et de rumeurs. Un indice de la pression de légitimation qui pesait sur toute une génération. D’autres organisations voulaient garder « propre » la mémoire de la Résistance, certaines de toute trace de déportés homosexuels et de résistants italiens, dont les noms furent biffés des Livres d’Or, et ceci encore à la fin des années 1990. Quant aux résistants communistes, par peur de dévoiler leurs réseaux et leurs erreurs passés (on était en pleine guerre froide), ils ne déposeront (à deux, trois exceptions près) pas de dossiers auprès de Raths pour recevoir l’insigne officielle.

Dissolutions De nombreuses organisations de témoins sont dans un état végétatif, certaines ne rassemblant même plus le quorum nécessaire à leur propre dissolution, explique Hoffmann. Et celles qui se dissolvent – comme la section de la Ville de Luxembourg de la LPPD – le font souvent sans laisser une liste de membres. Jean Pirsch estime le nombre de membres (tous à vie) à un demi-millier. Du moins, c’est le nombre de livres commémoratifs qui ne retournent pas à l’expéditeur. Pour Elisabeth Hoffmann, les organisations qui ne réussissent pas à faire le saut sur Internet deviennent invisibles et introuvables. Elle rappelle un autre effet collatéral de cette dissolution mal gérée ; des archives disparaissant à jamais.

En 2011, la LPPD s’est résignée à changer ses statuts : désormais un chacun « est bienvenu qui a un intérêt pour l’histoire et veut entretenir la mémoire », dit Pirsch. « Je ne vois pas pourquoi je refuserai l’entrée à quelqu’un sous prétexte qu’il est l’arrière-petit-fils d’un nazi », dit-il. Tout en concédant que ceci avait été longtemps « impensable ». En 1956, la LPPD pouvait encore écrire qu’elle n’acceptait que les authentiques résistants « dans le sanctuaire sacro-saint de notre ligue. »

Copyright La Résistance ne connaît pas de droits d’auteur. Ainsi, dans une interview publiée il y a trois mois dans Le Quotidien, Claude Schmit, professeur de philosophie à la retraite, animateur radio et auteur de romans à ses heures perdues, invoquait-t-il la Résistance pour dire « son horreur de la limonade universaliste qui dit qu’on est tous frères ». Schmit servit un autre breuvage, essentialiste et rance : « Que diraient les patriotes de la Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui ? Ils ont risqué leur vie pour que le Luxembourg garde son indépendance. Et maintenant, les occupants viennent de façon très démocratique, très libérale, soft… »

En 2001, la campagne contre Lady Rosa (menée par le Wort, dont à peu près 80 pour cent des articles et lettres à la rédaction étaient hostiles à l’œuvre) sera le chant de cygne de la prééminence symbolique des représentants de la Résistance. Dans sa version agressivement patriotique, où se mélangeaient relents xénophobes et misogynes, le discours des résistants et de leurs descendants provoqua l’incompréhension et la consternation. Longtemps avant le rapport Artuso, le narratif autrefois dominant avait cessé de résonner ; il n’était plus en phase avec le Zeitgeist libéral. La fin d’une époque.

Les discours sur la Deuxième Guerre mondiale changent avec les époques : la grande épopée patriotique a ainsi été remplacée par des références à « nos valeurs ». Selon Artuso, la Geschichtsbewältigung est aussi une manière « de revendiquer sa supériorité morale par rapport au reste du monde » après la « blessure narcissique » de la Deuxième Guerre mondiale et de la décolonisation. Lorsque l’historien Vincent Artuso commence ses recherches sur la collaboration, il rencontre la même réaction chez de nombreuses personnes nées après la guerre. « Elles me disaient : ‘Enfin, il est temps ! Mais c’est un sujet… délicat.’ Puis, elles ajoutaient : ‘J’ai quelque chose à vous raconter.’ J’ai souvent entendu que c’était un tabou, or ce n’en était plus un », dit-il. Et d’ajouter : Le tabou aujourd’hui, ce n’est pas de parler de la collaboration ; c’est de ne pas en parler. »

Bernard Thomas
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