Three Spells et Tezuka

Rencontres

d'Lëtzebuerger Land vom 06.04.2012

La semaine dernière, le Grand Théâtre montrait l’une après l’autre Three Spells de Damien Jalet et Tezuka de Sidi Larbi Charkaoui. Un lien de parenté artistique évident et de collaboration fructueuse se sont installés entre les deux chorégraphes-danseurs. Damien Jalet était l’interprète majeur dans Tezuka et Sidi Larbi Cherkaoui co-signait Aleko, l’une des courtes pièces de Three Spells.

Si Sidi Larbi Cherkaoui est bien connu désormais du public luxembourgeois et sur la scène internationale de la danse contemporaine, Damien Jalet – de la même génération – poursuit plus discrètement un parcours assez semblable d’interprète de haut niveau et de chorégraphe talentueux qui affirme une vraie personnalité à travers ses univers scéniques. Accueilli fraîchement par le public, probablement du fait de la musique de la première pièce très stridente, Three Spells, triptyque de courtes pièces a pourtant beaucoup de qualités artistiques.

Trois contes chorégraphiques, diverses collaborations de Damien Jalet avec Cherkaoui, Alexandra Gilbert et Christian Fennesz, divers lieux et temps de création mais une unité en ressort, celle du tiraillement de l’homme entre spiritualité et animalité. Une heure de danse avec successivement : Venus in Furs, créée en 2007 pour l’exposition Dysfashional (accueillie jadis aux Rotondes) interprétée par Alexandra Gilbert ; musique électro-acoustique et environnement sonore très énervants et inadaptés en total contraste avec cette agilité et cette souplesse des bras. L’interprète, vêtue d’une robe noire surmontée d’un voile couvrant son visage et d’un épais manteau de fourrure en poil de mouton de Mongolie, se livre à un solo très délicat et gracieux oscillant entre une femme voilée et sa moitié animale dont elle pourrait être issue. Mue ou naissance ? L’ambiance est parfois entre l’Âge de Cristal, notamment avec les lumières de Boris Moliné, cette série TV des années 1970 et celle d’un plateau des Muppets Show tant les mouvements étirés, précis et lents pourraient laisser penser à une marionnette.

Venari chorégraphié et interprété par Damien Jalet est simplement majestueux. Tel un cerf par bonds arrière et sauts, cabrages, sous une lumière d’aurores boréales, Damien Jalet se livre en solo à une lutte sans répit entre un homme et son animalité et par la mise à mort de cette dernière. Sur un fond de musique de chasse à courre et dans un décor dénué, le mythe d’Actéon ressurgit : chasseur transformé en cerf par la déesse Artémis et mangé par ses propres chiens. Tel l’animal crépusculaire, nocturne et herbivore, les mouvements calmes altiers succèdent à ceux plus sauvages au sol. Les bois sur lesquels viennent se poser le danseur pour les porter avec fierté déclenchent des mouvements de la tête vertigineux et servent d’appui à des cabrioles ou cambrures remarquables.

Aleko interprété par les deux danseurs vient en tableau final joignant le talent des deux interprètes et une pincée de souffle créatif partagée avec Cherkaoui. Créé en 2006 au Museum of Arts, Aomori à la demande du TIF, Aleko s’inspire librement de la nouvelle de Pouchkine Les Gitans, contant l’histoire d’un exilé russe tuant son épouse par passion. Le thème est transposé dans un univers de folklore des Balkans, avec des polyphonies géorgiennes d’Hamlet Gonashvili et l’emprunt de certains éléments culturels et mythes japonais, carillons, xylophones. Telle une araignée se perdant dans sa toile, la danseuse se contorsionne entre jambes, bras et cheveux, l’on s’y perd, l’on s’y méprend... la métamorphose de l’homme / la femme en animal est encore très convaincante dans cette pièce. Progressivement, le solo se transforme en duo avec en passation de mouvement, les cheveux servant d’armes, de défense, de protection et de déclencheur de gestes entre les deux interprètes jusqu’à l’inéluctable vulnérabilité de l’humanité de la danseuse – épouse face à la mort.

À voir Damien Jalet danser et chorégraphier, l’évidence est qu’il fait déjà partie des grands. Si son parcours est plus discret, il est aussi progressif et très complet. C’est un danseur reconnu avec un potentiel chorégraphique et un répertoire qu’il développe sûrement avec un style personnel, novateur et affranchi.

Tezuka de Sidi Larbi Cherkaoui, issue de son admiration pour Osamu Tesuka (1928-89) créée en septembre 2011 au Sadler’s Wells (Londres), nous permettait de retrouver Damien Jalet en tant qu’interprète parmi onze autres danseurs de cette création dédiée à l’univers du manga. Tezuka artiste précoce, multidisciplinaire et humaniste est à la fois magaka, scénariste, réalisateur, producteur, dessinateur et suit des études en médecine. Difficile à étiqueter donc, il incarne aussi l’esprit indépendant et créatif.

Le talentueux chorégraphe multiculturel et multidisciplinaire, Sidi Larbi Cherkaoui, a présenté moult créations sur Luxembourg, entre minimalisme contemporain (Zero Degrees) ou foisonnement de détails quasi baroques (Foi, Myth, Babel). Acclamé par le public, il consacre presque deux heures la semaine dernière au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg à narrer son amour pour l’œuvre de Tezuka, commençant son spectacle par une posture enfantine d’un livre tenu entre les orteils. Puis intervient, mi-garçon mi-robot dans ses bottes rouges, Astro Boy, le personnage le plus connu de Tezuka. Puis suivront la femme insecte, Black Jack…

La chronologie de la vie de l’auteur est expliquée parfois un peu trop rapidement par le danseur sur un fond musical parfois trop fort et, du coup, se déroule devant nous une partie de l’histoire du Japon vue par l’un de ses plus grands artistes de manga. Sur la scène, un atelier de calligraphie, un calligraphe, les interprètes de la création musicale toujours aussi enchanteresse de Nitin Sawhney, fidèle intervenant dans les pièces du chorégraphe.

Très esthétique (danse, musique, graphisme, lumières et mise en scène), très pédagogique (vidéos interactives, chronologie événementielle de la vie de Tezuka), mais aussi peut-être trop longue, la création de Sidi Larbi Cherkaoui se répète dans sa deuxième partie dans un foisonnement d’idées qui se superposent souvent.

Les digressions orales sur Fukushima, la bombe atomique et la genèse d’Astro Boy, ainsi que le discours sur le lien entre la formation médicale de Tezuka et le caractère de Black Jack qui se lance dans le sujet des bactéries font que les personnages ont du mal à s’incarner du fait de l’importance du discours et des écrits repris en illustrations scéniques.

Les passages interactifs entre les images et les danseurs sont magiques (les pages des mangas et leurs personnages, bouddha etc). L’élément très présent de l’encre et du papier avec l’utilisation du pinceau en tant que déclencheur d’une gestuelle délicate est très poétique. De même, l’utilisation du papier et de ses pliages correspondant aux postures dansées simultanément nous touche par sa fausse simplicité et sa fragilité. Beaucoup de choses se passent sur scène et beaucoup de très très belles choses, gestes, images, écrits. Tellement de choses qu’il est difficile de se concentrer sur tout.

Emmanuelle Ragot
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