Phantom of Civilization au Casino Luxembourg

La société hantée par ses propres fantômes

d'Lëtzebuerger Land vom 17.07.2015

Le Casino Luxembourg propose actuellement à son premier étage une petite, mais magnifique exposition sur trois artistes taïwanais contemporains. Phantom of civilization constitue une bonne occasion pour avoir un aperçu de la scène culturelle taïwanaise (voire chinoise). À travers les œuvres de Fujui Wang, de Chi-Tsung Wu et de Goang-Ming Yuan, l’exposition dresse d’ailleurs un portrait sensible et, parfois, critique d’un monde contemporain en changement, régi de plus en plus par des réseaux invisibles, notamment électroniques, digitaux et électromagnétiques.

Chi-Tsung Wu (né en 1981), le plus jeune des trois artistes, analyse dans ses œuvres, réalisées avec des matériaux plutôt sobres (comme de la poussière pour l’installation Dust de 2006), la notion du temps qui passe. L’installation Wire II (2003), par exemple, se compose d’une lentille de verre et d’un fin maillage en fil de fer, adoptant une forme ronde et tournant lentement. Une partie du maillage est illuminée et projetée de façon agrandie sur le mur en face de ce dispositif. Grâce à la modification presqu’immobile de l’image, l’œuvre acquiert un côté fortement contemplatif et méditatif. De l’autre côté, l’ombre projetée suggère un paysage montagneux et évoque la peinture traditionnelle chinoise et plus précisément le paysage shanshui que Chi-Tsung Wu a étudié. La transformation progressive, mais constante de l’image peut aussi être interprétée comme renvoi au changement des grandes cités et aux problèmes qui y sont associés, comme la surpopulation et la pollution.

Avec son œuvre Crystal City 003 – Voyage (2010), Chi-Tsung Wu propose également une réflexion sur la ville moderne et sur son évolution vers une grande métropole (Taipei, où l’artiste vit et travaille, compte aujourd’hui plus de 2,5 millions d’habitants). Des petites caisses transparentes sont empilées au sol de manière à former des tours. Une source de lumière fait des allers-retours sur un mécanisme de rails et illumine les caisses sous des angles différents. Les tours transparentes et les ombres qu’elles projettent ressemblent à des gratte-ciels. Si les œuvres de Chi-Tsung Wu séduisent par leur simplicité et leur côté contemplatif, elles dévoilent aussi toujours le mécanisme à l’origine de la production des images. Le spectateur ne voit ainsi pas uniquement les images projetées, mais aussi les sources lumineuses, respectivement les lentilles et projecteurs.

Le vidéaste Goang-Ming Yuan (né en 1965) met l’accent plutôt sur la mise-en-scène dramatique. Au fur et à mesure que la vidéo Landscape of Energy (2014) progresse, le contenu devient plus tragique, révélant des déchets nucléaires ainsi qu’un parc et des maisons abandonnés. La conscience que l’énergie nucléaire représente une menace invisible s’est développée surtout après la catastrophe de Fukushima en 2011 et est devenu un thème récurrent dans l’art asiatique actuel. Goang-Ming Yuan ne s’attaque pas seulement à des thèmes graves dans ses œuvres, mais utilise également des mécanismes très sophistiqués et complexes. Pour Disappearing Landscape – Passing II (2011), il invente un système de câbles, auxquels il accroche une caméra, qui lui permet de faire des longs travellings à travers sa maison et son voisinage. Les mouvements de caméra plutôt inhabituels suggèrent un monde caractérisé par des images de rêve. La vidéo Dwelling (2014) paraît de prime abord simple, mais se fonde également sur une mise-en-scène élaborée. L’image d’une chambre avec un canapé, une table, des livres et un cheval à bascule rouge est doublée du son d’une horloge et d’une voiture qui passe. Le spectateur va ensuite réaliser que des petites bulles d’air montent par endroit dans l’ensemble et comprend que le salon est complètement inondé. Suite à une explosion, la pièce vole en éclats, puis se reconstruit afin de retrouver son calme apparent. À travers ses œuvres, Goang-Ming Yuan pose la question si on peut faire confiance à la perception visuelle et s’il ne faudrait pas plutôt se méfier et analyser ce que l’on voit.

Le troisième artiste, Fujui Wang (né en 1969), compte parmi les pionniers de l’art sonore dans son pays natal. Son intérêt porte notamment sur le bruit qui n’est pas perceptible à l’oreille humaine et qui pourtant nous entoure dans le quotidien. L’installation Electromagnetic Soundscape (2012) se compose de rectangles blancs accrochés au plafond et invite le spectateur à l’interaction. Muni d’une boîte ronde spéciale, il peut parcourir l’installation, en suivant les différentes lignes verticales et horizontales. Au contact des cadres en aluminium électrifiés, la boîte reproduit des séquences de bruits enregistrées par l’artiste. Certains des bruits paraissent plus stridents, alors que d’autres ressemblent à des voix humaines. L’œuvre fait référence au champ électromagnétique invisible et pourtant omniprésent dans les villes ainsi qu’aux multiples sons qu’on entend tous les jours sans s’en rendre véritablement compte. Pour Sound Dots (2010), Fujui Wang a fait accrocher au plafond une centaine de haut-parleurs, par rangées de cinq. Chaque haut-parleur émet un son différent. Les sons et le clignotement de lampes déstabilisent, au même titre que l’œuvre Fire Flies de Yayoi Kusama par exemple, la perception habituelle et invitent le spectateur à se concentrer davantage sur ce qu’il voit et entend.

L’exposition Phantom of civilization s’inscrit dans le cadre des efforts que font les musées pour intégrer de plus en plus des artistes contemporains internationaux dans leur programme artistique. Alors que d’autres institutions culturelles choisissent de montrer (de façon parfois presque trop facile) des artistes chinois ou japonais, le Casino propose des artistes d’un pays asiatique trop peu considéré. L’atmosphère générale de l’exposition est engendrée surtout par l’esthétique fondée sur les projections de lumière et de son et sur l’absence de matériaux lourds et de grand format. Si à certains endroits, un bruit trop fort fait concurrence à l’image, les œuvres charment pourtant par leur aspect léger, presque fantomatique.

L’exposition Phantom of civilization est à voir jusqu’au 6 septembre au Casino Luxembourg ; casino-luxembourg.lu.
Florence Thurmes
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