Marco Boly restructure l’Inspection du travail et des mines. Son style belliqueux ne fait pas que des heureux

Dans le purgatoire

d'Lëtzebuerger Land du 16.09.2016

Vae victis Marco Boly, le directeur de l’Inspection du travail et des mines (ITM), a remporté la première manche. Après 18 mois de campagne, il a réussi à déloger la plupart de ses adversaires. « Il était temps qu’une certaine agressivité se dirige contre certaines personnes, dit-il. Il fallait qu’elles comprennent que ceci n’est pas une école buissonnière ». Au printemps 2015, tous les fonctionnaires reçoivent l’ordre de ranger leurs affaires et de changer de bureau. (Une Entrümpelung de laquelle le rapport annuel 2015 retient « qu’au moins un tiers des vieilles archives ont pu être supprimées ».) Ensuite, « décloisonnement » oblige, les anciens départements – qui avaient constitués autant de citadelles autonomes – furent démantelés et fusionnés. Marco Boly est un géant de deux mètres de haut et à l’allure massive. Nommé pour faire « tabula rasa », comme il dit, Boly est devenu le bulldozer du ministre du Travail Nicolas Schmit (LSAP). Mais le défi ne sera pas de gagner la guerre, mais de gagner la paix. La restructuration de l’ITM sera un exercice de longue haleine et Boly reste étonnamment agité et impatient. Il risquera de s’essouffler.

Certains anciens agents sont horrifiés de voir leurs traditions bafouées, leurs fiefs annexés et leurs privilèges abolis. Rien qu’en 2015, 19 personnes ont quitté l’ITM, ceci équivaut à un quart des effectifs. Parmi eux, quatre ont pris « un congé de longue durée », huit sont partis à la retraite, quatre ont changé d’administration et trois ont démissionné. (Parmi eux « Monsieur élections sociales », accusé en mai 2014 d’avoir refilé aux responsables des ressources humaines des tuyaux sur comment se débarrasser d’un délégué du personnel, qui vient de créer une boîte de « consulting en dialogue social ».) Certains ressentent le style de Boly comme « peu empathique », voire « très blessant » ou injurieux. Un ancien évoque même « un régime de la terreur ». D’autres voient en lui un intrus venu du privé et inoculant des méthodes de management « ultralibérales » à une administration publique. (Recruté par l’ITM il y a deux ans, Marco Boly avait auparavant dirigé des chantiers au Nigéria avant de s’occuper de la logistique chez Arbed, puis Arcelor-Mittal.) Mais même parmi ses détracteurs, on en trouve qui concèdent « qu’il fallait une rupture – c’était connu dans toute la maison ».

Piqué et peu diplomate, Boly évoque des critiques « lâches » : « Il faut les juger par leurs résultats ; et c’était plutôt médiocre ». Il peint une image très noire de l’ancienne ITM (lire aussi d’Land du 2 octobre 2015), rejetant certains de ses opposants dans le camp des paresseux. Il évoque ainsi les fonctionnaires qui, « du matin au soir, faisaient ce qu’ils voulaient, prenaient des pauses-café de trois heures, faisaient du tourisme à travers le pays aux frais de l’État. Il faut le dire clairement, même si cela les met en colère. » (Depuis son arrivée, les frais d’essence auraient baissé de 1 800 à 400 euros, à travail égal.) Marco Boly s’est entouré de deux conseillers jadis dans l’opposition. L’ex-syndicaliste Gustave Meisenburg et le juriste Claude Santini sont les nouveaux hommes forts, et la fraction « anti-Boly » les considère comme des transfuges. La majorité, dit Boly, serait de son côté : « Ne croyez-vous pas que les gens sont heureux qu’on ait enfin fixé des règles ? Sinon nous n’aurions pas eu les avancées que nous avons connu cette année. »

« Les couloirs de l’ITM étaient remplis de régicides, c’était une guerre de tranchées permanente, des escarmouches incessantes », se rappelle Gino Pasqualoni, parti à la retraite l’année dernière et plutôt « pro-Boly ». Paul Weber, directeur de l’ITM entre 1990 et 2013, avait misé sur « les dix à vingt pour cent de motivés » pour tirer les autres vers le haut. S’inspirant des préceptes du « lean management des Japonais », il créa des divisions dotées chacune de leur « chasse gardée ». « Cette autonomie, expliquait-il l’année dernière au Land, donnait aux inspecteurs un certain pouvoir. » Or sa stratégie finit par favoriser la prolifération de petits clans et de grandes inimitiés. Weber, plutôt conciliant (un ancien y voit une stratégie délibérée de divide et impera et de l’« Ausmautschen »), hésitera à affronter ces problèmes, bien que cinq audits successifs aient pointé l’impunité et les absences non-justifiées, l’impuissance et les frustrations régnant au sein de l’ITM.

Mais le lent déclin de l’ITM n’était pas exactement une priorité politique des ministres du Travail successifs. Quant à l’organigramme flou, où sous la direction coexistent une multitude de mini-divisions égales en droits, il s’agit d’une spécialité administrative luxembourgeoise. Comme l’a relevé le sociologue Fernand Fehlen dans le Manuel de l’intervention sociale et éducative cette structure en forme de peigne génère « einen spezifischen Arbeitsstil, der zwischen Vielseitigkeit und Dilettantismus pendelt. Die vielgelobten ‘kurzen Wege’ der Entscheidungsfindung werden durch die aus der fehlenden Hierarchiebildung innerhalb des Feldes resultierenden Legitimitätsdefizite konterkariert. Im Zweifelsfall [werden] Entscheidungen in einem endlosen Konsensfindungsprozess zerredet. »

Bad boys À Claude Lorang, l’ancien numéro deux de l’ITM qui se voyait déjà directeur, le ministre aménagea une sortie honorable en le nommant directeur de l’École supérieure du travail. Lorang s’était profilé comme « Monsieur opérations coup de poing ». Une cinquantaine de policiers, de douaniers, de préposés du fisc et d’inspecteurs du travail descendant sur un grand chantier, le tout couronné d’un communiqué de presse tonitruant. Jusqu’à neuf administrations se trouvaient ainsi sur le terrain, chacune munie de son filet ; une vraie partie de pêche. Pour fermer le chantier, on trouvait normalement un prétexte sécuritaire. Les fonctionnaires pouvaient ainsi se sentir, quelques heures durant, comme des sheriffs. En novembre 2015, dans une réponse à une question parlementaire, le ministre du Travail annonça la fin de ces opérations. Elles auraient « absorbé des ressources importantes […] sans aucun résultat concret », sauf d’entraîner l’ITM « dans des situations inextricables ». Marco Boly évoque des « Scheerereien » et des « dossiers qui coulaient » : « L’investissement n’était pas justifié par rapport aux résultats ». (Un fonctionnaire de l’ITM évoque trois mois de travail suite à une telle opération, paralysant une partie de l’administration.)

Or, les razzias permettaient de faire le lien entre fraude fiscale et fraude sociale et créaient des liens entre différentes autorités. Leur fin fait craindre un repli de l’ITM, renforçant la tendance naturelle au confinement et au chacun-pour-soi administratif. Le hype médiatique entourant ces opérations conférait une image de puissance à l’ITM qui, bien que largement fictive, produisait un effet de dissuasion. Pour Marco Boly, cette peur des représailles n’était pas forcément une bonne chose. Il évoque un « nouveau profil » à donner à l’ITM, plus proche du conseiller et de la prévention : « Comment raisonnablement projeter cette image si nous donnons des coups de matraque aux gens ? Et ceci, en partie, de manière injustifiée ? Nous créerons plus de mépris que d’acceptation. »

Structurellement, l’ITM est plutôt business-friendly. Dans ses interviews, Marco Boly la présente comme une institution « neutre », à équidistance du patronat et du salariat. Cette vue, que Boly partage avec ses prédécesseurs, n’est pas incontestable. Dans son livre sur la genèse du droit du travail paru en 2014, le juge Jean-Luc Putz écrit ainsi : « Vu que la législation sociale est dans une large mesure une législation protectrice des salariés, l’action de l’ITM se fait également dans un premier temps dans l’intérêt des salariés, qui se voient garantir la jouissance effective de leurs droits. » Boly, lui, met en avant les « obligations » aussi bien des patrons que des salariés. L’ITM, dit-il, devrait également protéger « les patrons vis-à-vis de salariés qui font n’importe quoi dans les entreprises ».

Deux cultures politiques coexistent au sein l’ITM dans une tension permanente. Sur le terrain, on retrouve les inspecteurs du travail, qui, jusqu’en 2006, étaient largement recrutés dans les syndicats (qui en profitaient souvent pour se décharger de leurs secrétaires centraux usés). Rompue aux conflits sociaux, cette espèce en voie d’extinction (la plupart sont partis à la retraite) avait une affinité élective avec les salariés. Dans les bureaux de l’ITM, on retrouve les ingénieurs, souvent des anciens de la Poste venus se mettre à l’abri de la libéralisation. Ils s’occupent des procédures de commodo/incommodo et conseillent les entreprises dans la construction de halls et l’installation de machines ; ils se voient d’avantage comme conseillers des employeurs et n’aiment guère les confrontations. (Un fonctionnaire de l’ITM rappelle l’existence d’un troisième groupe : les indifférents et ceux qui ne faisaient rien.) Selon Gino Pasqualoni, un ancien de l’OGBL qui a rejoint l’ITM en 1997, les inspecteurs du travail étaient considérés comme les « bad boys dans l’ITM » : « Les gens du commodo nous considéraient comme ceux qui allaient chercher des problèmes. Mais nous étions en première ligne. Nous étions confrontés à ces problèmes. »

Cheshire Cat L’ITM était un tigre en papier. (Une déficience historique qui rappelle celle d’autres institutions censées brider le pouvoir économique comme la Cellule de renseignement financier, le Conseil de la concurrence ou les administrations fiscales.) L’ITM ne peut que constater des infractions et les transmettre au Parquet, qui, lui, va éventuellement lancer une lourde procédure judiciaire qui prendra des années avant d’aboutir. Les rares patrons qui finissent devant le tribunal sont quasi-exclusivement des petits artisans dépassés, jamais des managers de la place financière, où le non-respect de la législation sur la durée de travail maximale (un fait pénal) s’est pourtant largement banalisé. La solution à cette impasse fut typiquement luxembourgeoise : on privilégiait l’arrangement et le compromis. L’audit d’EY relate ainsi qu’« il semblerait que la direction minimise ou n’autorise l’exercice de leurs [des inspecteurs] pouvoirs coercitifs qu’à titre exceptionnel ou même pas du tout. » Ce mercredi, Nicolas Schmit, le sphinx (ou Chat du Cheshire) de la politique luxembourgeoise, a insinué que cette faiblesse « était peut-être voulue, qui sait ? » ; tout en refusant de dire par qui et pourquoi. Schmit a le mérite d’avoir, après celle de l’Adem, ouvert une deuxième boîte de Pandore. Il veut se profiler en ministre volontariste, sans pour autant renforcer l’image (assez répandue dans les milieux patronaux) de pantin des syndicats. Il s’exprime de manière prudente, disant ne vouloir ni d’une ITM « qui ne dérange personne », ni d’une ITM qui « emmerde les gens sans arrêt ».

« Total quality management », « smart administration », « teamwork », Marco Boly a tendance à puiser dans la vulgate managériale aussi insondable que creuse. Ce mercredi devant la presse, il mettait en avant le quantifiable, « les faits neutres qu’on ne peut exprimer qu’en statistiques ». D’après les critères du Bureau international du travail, le Luxembourg aurait besoin d’une cinquantaine d’inspecteurs du travail. L’ITM en dispose actuellement de neuf qui sont « régulièrement opérationnels » (contre 17 en 2014). Le rapport annuel fustige la politique de recrutement, qualifiée à tour de rôle de « déplorable » et de « désastreuse », de l’ancienne direction. D’ici dix ans, Boly vise « au moins 200 agents ». Mais il est probable que la situation empire, avant de s’améliorer. Ce sera un long processus, car, avant d’être envoyées sur le terrain où elles seront confrontées un cortège de situations sordides, les recrues (quatorze en 2015) passeront par une formation de cinq ans. En attendant, sur le terrain, le nombre de contrôles et d’enquêtes stagne, voire recule. (Le rapport annuel 2015 donne d’ailleurs moins d’indications sur ce point capital que ceux des années précédentes.) Jean-Luc De Matteis, secrétaire central de l’OGBL pour le secteur du bâtiment, estime qu’« il n’y a pas eu plus de contrôles ; plutôt même moins. Et à l’ITM on nous dit qu’à court terme, cela ne devrait pas s’améliorer ». Et de se plaindre de ne plus disposer d’une personne de contact ; « c’est devenu plus bureaucratique ».

C’est grâce à la dernière directive détachement que de nouvelles dents pousseront à l’ITM. À condition que le projet de loi ne se fasse pas démonter par le Conseil d’État, l’ITM pourra bientôt fermer un chantier pour des contraventions au droit du travail. (Jusqu’ici, ce pouvoir de sanction administratif se limitait aux questions de santé et de sécurité.) Actuellement, l’ITM ne prononcerait que des « Mickey-Mouse-Amenden », dit Boly. Elle pourra prochainement lever des amendes administratives, même si celles-ci ne sont guère draconiennes (2 500 euros par ouvrier, avec un plafond fixé à 50 000 euros). Les gouvernements luxembourgeois ont toujours veillé à une application rigoriste des directives sur le détachement au point de se faire condamner par la Cour de Justice de l’Union européenne. Marco Boly dit vouloir « protéger le marché luxembourgeois vis-à-vis d’entreprises étrangères qui font du dumping social et vis-à-vis de patrons qui se mettent au-dessus du droit de travail ». En 2015, 66 000 déclarations de détachement de salariés furent remplies ; deux fois plus que l’année précédente. C’est ce spectre de la concurrence déloyale qui, en unifiant patronat et syndicats au nom du protectionnisme économique, a rendu possible le renforcement de l’ITM.

Bernard Thomas
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