Constitution européenne

«Liberté, sécurité et justice»

d'Lëtzebuerger Land du 19.08.2004

L’idée européenne, dit-on, serait en perte de vitesse. L’Europe, «Bruxelles», n’est guère populaire. Les sondages le confirment. Mais ils indiquent aussi que les gouvernements nationaux sont souvent encore moins appréciés. Il y a pourtant des domaines où, régulièrement, on appelle à plus d’Europe. La sécurité, la coopération entre les parquets et les polices des 25, en font partie. Or, si les citoyens sont favorables à plus d’intégration, la raison d’État, ou plutôt la philosophie de l’État-nation, font que dans les différentes capitales, on se montre beaucoup plus réticent. La nouvelle Constitution européenne le confirme.1
Quand, en 1991, sous présidence luxembourgeoise, les dirigeants européens discutaient d’une «union politique» qui devait compléter l’union économique et monétaire, on retennait deux grands domaines: la politique étrangère et de sécurité (PESC) ainsi que la justice et les affaires intérieures (JAI). Or, les États membres n’étaient pas préparés au grand saut. Plutôt que de faire confiance à la méthode «communautaire» traditionnelle, ils inventeront de nouvelles règles, très intergouvernementales, pour la prise de décision en matière de PESC et de JAI – les  «piliers» du traité de Maastricht sont nés.
Un des acquis de la Constitution européenne est l’abolition de ces piliers. En principe, toutes les décisions seront désormais prises selon un seul ensemble de règles. En principe. Car en pratique, la Constitution comprend d’innombrables exceptions, surtout dans ce qui furent les deuxième (PESC)et troisième piliers (JAI).
Malgré ces timidités, c’est en matière de «l’espace de liberté, de sécurité et de justice» que la Constitution apporte le plus d’avancées en comparaison avec l’actuel traité de Nice. Avec la «communautarisation» du troisième pilier, les rôles de la Commission (qui proposera) et du Parlement européen (qui co-décidera)  seront renforcés. L’UE adoptera dorénavant des lois et des lois-cadres européennes en matière de JAI, abandonnant le système fastidieux des conventions internationales. Et puis c’est surtout le principe du vote unanime au Conseil des ministres qui passe à la trappe (sauf exceptions) pour laisser place à la majorité qualifiée.
Les avancées sont toutefois à relativiser. Dans une intervention de dernière minute, le Royaume-Uni et l’Irlande, qui ne participent déjà pas à l’espace Schengen, ont obtenu de larges dérogations dans ces domaines.
L’«espace de liberté, de sécurité et de justice» couvre plusieurs volets politiques. Il y a d’abord les politiques relatives au contrôle des frontières, à l’asile et à l’immigration. Une coordination, voire harmonisation, est indispensable au sein de l’espace Schengen, même si on parle souvent de «forteresse Europe». On y trouve aussi la coopération policière ainsi qu’Europol. Mais même sous la Constitution, Europol n’évoluera pas vers un FBI européen alors que tout ce qui touche à la coopération opérationnelle entre polices nationales restera soumis à des décisions unanimes.
L’autre grand volet de l’espace de justice européen est la coopération judiciaire. Elle se fondera sur la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires entre les États membres – un principe qui pourrait avoir d’importants effets sur le secret bancaire. En matière civile (couverte une première fois) le Conseil des ministres décide à la majorité qualifiée. Mais il y a une exception: tout ce qui touche au droit de la famille restera régi par l’unanimité.
La coopération judiciaire en matière pénale, donc en ce qui concerne la criminalité au sens large, passera en principe aussi à la majorité qualifiée. Mais seulement en principe. Car la Constitution prévoit un «frein d’urgence».
Ce dispositif n’est rien d’autre qu’une formule de compromis permettant de dépasser les blocages entre les défenseurs de l’unanimité et ceux de la majorité qualifiée. En matière de droit pénal, c’était surtout le Royaume-Uni qu’il fallait convaincre d’avancer. En matière de sécurité sociale, un autre domaine dans lequel existe ce «frein d’urgence», le Luxembourg comptait parmi les sceptiques.
Cette procédure permet à un État qui craint que la loi européenne «porterait atteinte aux aspects fondamentaux de son système» juridique ou de sécurité sociale, selon le cas, d’interrompre la procédure de vote au Conseil des ministres. L’affaire est alors reprise par les chefs de gouvernement, qui, eux, décident à l’unanimité au Conseil européen. Ils peuvent soit renvoyer le projet au Conseil, soit demander qu’une nouvelle proposition soit soumise aux ministres.
La Constitution ouvrira la voie à la création d’un Parquet européen, qui prendrait la relève d’Eurojust, l’actuelle cellule de coordination d’enquêtes transfrontières. Ce n’est qu’après de longues discussions que cette idée a été acceptée. La création du Parquet restera soumise à un vote unanime du Conseil. Ses compétences seront en plus limitées aux infractions «portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union», par exemple la fraude de subsides agricoles. Pour étendre les compétences «à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière», il faudra de nouveau un vote unanime des 25, qui reste aujourd’hui hypothétique. Ce ne sera sans doute qu’à coup d’affaires comme celles du meurtrier présumé Michel Fourniret que ce dossier évoluera. Une chose est par contre acquise: le jour où le Parquet européen sera instauré, il aura son siège à Luxembourg.
La Constitution maintiendra, malgré l’abolition des piliers, une particularité introduite par le traité de Maastricht: la possibilité pour les États de proposer des textes législatifs. Dans la méthode législative «communautaire», la Commission dispose du  «monopole de l’initiative». L’exécutif européen tire beaucoup de son influence du fait que ni le Conseil ni le Parlement ne peuvent adopter des lois sans que la Commission ne soumette des propositions. Ce système est supposé assurer que seulement des textes équilibrés, respectant l’intérêt européen plutôt que ceux d’un État, soient soumis au vote. Or, en matière de coopération judiciaire, un quart des États membres pourra soumettre des propositions aux autres. Mais pour ces textes, une majorité «super qualifiée» sera requise au Conseil (72 p.c. des États représentant 65 p.c. de la population).  
Le « frein d’urgence» ne permettra pas à un pays de bloquer ad infinitum une procédure législative. Si le dossier n’avance pas, le blocage ouvre la porte aux autres États de passer à une «coopération renforcée», un mécanisme introduit pour la première fois par le traité d’Amsterdam en 1999, mais jamais appliqué depuis. Il permet à un groupe d’États membres (dorénavant au moins un tiers) d’avancer plus vite dans un domaine que les 25. Pour les uns, ces coopérations seront le véritable moteur de l’Europe de demain, à l’exemple de l’euro et de l’espace Schengen. Pour les autres, c’est le début d’un «noyau dur» européen.
Pour les juridictions européennes, la Cour de justice de l’Union européenne et le Tribunal, installés au Kirchberg, la Constitution apportera des changements dont l’impact réel est difficile à apprécier. Le Tribunal, appelé dorénavant de «haute» plutôt que de «première» instance, pourra compter plus d’un juge par État membre. En parallèle, il verra ses compétences élargies.
Cela permettra à la Cour de se décharger de certaines affaires pour se concentrer sur les questions les plus fondamentales et «constitutionnelles». Le Tribunal pour sa part pourra filer une partie de ses missions à des tribunaux spécialisés, consacrés aux brevets ou encore aux conflits entre fonctionnaires et institutions, par exemple.
La Constitution tente aussi de répondre au problème du «droit au juge» dans l’UE. La Cour s’est jusqu’ici montrée très restrictive quand il s’agissait de permettre à des privés (surtout les entreprises) d’introduire des recours contre l’Union. La Constitution semble ouvrir la porte au-delà de la jurisprudence actuelle. Il restera cependant à voir quelle interprétation les juges en feront.
La Constitution, que d’aucuns voient perdurer pendant cinquante ans, s’offre certaines clauses de flexibilité afin de résister mieux au temps que ne l’ont fait les traités de Maastricht, Amsterdam et Nice. Parmi ces mécanismes on trouve les «passerelles». Elles permettent aux 25, dans toute une série de domaines, de décider d’abandonner l’unanimité en faveur de la majorité qualifiée.
Il existe par ailleurs une « procédure de révision simplifiée» de la Constitution, qui permettra aux 25 de faire passer l’ensemble des politiques de l’Union (en dehors de la défense) à la majorité qualifiée. Chaque parlement national disposera cependant du pouvoir de bloquer ces changements. Pour des révisions plus fondamentales des articles, il existe aussi une procédure simplifiée, mais la ratification par chaque État membre sera requise.
LaConstitution européenne reste ainsi en deçà des espérances de certains, qui y voyaient un pas décisif vers une Europe fédérale où, à l’instar des États-Unis d’Amérique, on pourrait changer la Constitution malgré l’opposition d’un État fédéré. Il n’est pas sûr que l’Union européenne arrive un jour à ce stade. Mais il n’y a pas de doute qu’elle en est encore très loin.
1 Une première partie (consacée aux questions économiques) de cette série d’articles dédiée à la Constitution européenne a été publiée dans le Land du 13 août 2004. La politique étrangère et la défense seront traités la semaine prochaine.
Le Land a couvert les négociations de la Constitution européenne tant à la Convention qu’à la conférence intergouvernementale.

Jean-Lou Siweck
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