Théâtre

Amies professionnelles

d'Lëtzebuerger Land vom 07.06.2013

« La seule chose de la pièce qui soit comparable avec notre situation aujourd’hui, lance la juge Alexandra Huberty (jadis juge de jeunesse, aujourd’hui au correctionnel), après la première de Placement final, mardi soir au Centaure, c’est que chez nous aussi, il y a des assistantes sociales ! » Pour le reste, toute la législation et les procédures sont très différentes de la situation dépeinte par l’auteure américaine au début des années 1980, à commencer par le fait qu’au grand-duché, le placement judiciaire ou volontaire d’un enfant est toujours réversible. Or, c’est le caractère irréversible de la décision prise par un juge à Tulsa, USA, qui, dans la pièce, déclenche la rage et le désespoir de Luellen, la maman de Jimmy, lorsqu’elle réalise qu’elle ne reverra plus jamais son « bébé ».

Ce jour-là – il fait une chaleur d’enfer, 35 degrés fin septembre, c’est inouï – elle s’est donc mise sur son 31, a chaussé de nouvelles ballerines et fait quinze kilomètres à pied de chez elle pour aller voir l’assistance sociale dans ses bureaux, celle qui avait été alertée deux ans plus tôt par des voisins pour des soupçons de maltraitance sur l’enfant de quatre ans de la famille James, « le vieux Ray » et Luellen. Ils sont paumés tous les deux, pauvres, stressés et énervés pour un rien – et se déchargent sur le petit garçon. La coupure au-dessus de l’œil, les bleus, les fractures inexpliquées... c’est parce qu’il « tombe tout le temps » lui expliquent-ils alors.

Toutes les explications factuelles sur le calvaire du petit garçon, nous l’apprenons par bribes en voix off, par la dictée de l’assistante sociale pour les rapports qui mèneront vers la décision judiciaire finale, après que Jimmy ait eu les mains brûlées au premier et second degré parce que ses parents les lui ont mises sur la vitre du four.

Car la pièce en soi, c’est la confrontation entre ces deux femmes, l’assistante sociale Mary très Sue Ellen dans ses vêtements vert pomme et jaune citron et son maquillage 80s (Anne Brionne, très crédible) et Luellen, rachitique, recroquevillée, se grattant tout le temps et s’exprimant assez mal (Cecilia Guichart est brillante dans le rôle) – un bref instant pour la première, qui n’a qu’une idée en tête, rentrer chez son chéri qui se languit près de la piscine, une éternité, le dernier espoir pour la seconde. « Vous aviez dit que vous étiez mon amie ! » affirme Luellen, qui veut juste savoir où Mary habite, aussi parce qu’elle la soupçonne d’avoir enlevé son fils. « Enfin, je voulais que vous compreniez que je voulais vous aider, » rétorque l’assistante sociale, et qu’elle serait plutôt à voir comme une « amie professionnelle ».

Les moments les plus forts du projet socioculturel organisé par la nouvelle association Arts vivants, ce sont ces confrontations entre deux univers, deux désespoirs : « Vous savez comment c’est d’avoir son enfant volé par les services sociaux ? » interpelle Luellen dans un moment de rage, et la douleur de Mary de ne pas avoir d’enfants à elle transparaît alors dans son silence. Mais la pièce en soi est un peu courte, un acte, seulement 45 minutes, pour vraiment construire les psychologies et les cheminements des personnages. On comprend que la mère accusée de maltraitance est inconsciente, qu’elle ne se rendait pas compte du mal qu’elle faisait à Jimmy et qu’elle ne se rend pas davantage compte que ses rêves de tout recommencer à zéro sont des chimères. Elle veut abandonner son mec, trouver un boulot et un appartement pour qu’on lui rende son bébé – mais il n’y a pas le début d’un soupçon de chance pour cela.

Que ce soit une émanation de la crise économique ou une nouvelle prise de conscience des acteurs et metteurs en scène : les projets de théâtre engagé, social, foisonnent : travail avec des demandeurs d’emploi, projets intergénérationnels ou d’intégration, pièces sociales suivies de débats sur le thème évoqué (violences conjugales, suicide des jeunes, maltraitance des enfants...). Le théâtre en soi n’y est pas toujours le premier souci. Les trois représentations de Placement final sont suivies de débats avec des parents d’accueil, des travailleurs sociaux, une juge... Or, pour intéressantes qu’elles soient – on y apprenait des chiffres sur les placements au Luxembourg, des témoignages du vécu des familles d’accueil, des considérations juridiques, sociales et psychologiques – le souci pédagogique de tels projets étouffe un peu l’expérience théâtrale. On en sort plein de mauvaise conscience et en oubliait presque l’expérience vécue, cette confrontation entre deux univers, qui donnait beaucoup plus à réfléchir.

Placement final est une adaptation libre de Final Placement d’Ara Watson, mise en scène de Renelde Pierlot ; avec Anne Brionne et Cecilia Guichart, musique : Thomas Remettre, lumières : Patrick Grandvuillemin ; production : Arts vivants asbl, accueilli au Théâtre du Centaure ; dernière représen-tation vendredi 7 juin à 19 heures au Centaure, suivie d’une discussion avec les professionnels du secteur social ; réservations par téléphone 621 47 41 71 ou courriel : placementfinal@gmailcom.
josée hansen
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