Arts plastiques

As good as it gets

d'Lëtzebuerger Land du 29.09.2017

Elle est « very busy / very / very / busy / busy ». Sur un piédestal devant les grands tableaux qu’elle a accrochés au Ratskeller du Cercle-Cité, Doris Drescher a posé un dossier à consulter. S’y trouvent des dessins, des photos, des extraits de presse et cette double-page d’un agenda d’un mois de septembre, où, selon ses propres affirmations, elle avait rendez-vous, en l’espace d’une semaine, avec les collectionneurs Larry
Gagosian, Christian Boros, Harald Falkenberg et François Pinault, mais aussi avec le curateur Okwui Enwezor et …son frère Jacques. Son ordre du jour stressant l’aurait menée à Paris, New York, Berlin et Mexico. C’est à se demander pourquoi elle trouva dramatique, durant l’été 2016, que le directeur d’alors du Mudam, Enrico Lunghi, ne l’exposât pas plus régulièrement. Pourquoi vouloir montrer son travail aux Dräi Eechelen si on peut avoir la Fifth Avenue ? La mythomanie de Doris Drescher, affichée ici avec beaucoup d’ironie (enfin, on l’espère) – « Doris Drescher wütet weiter » a-t-elle inscrit en haut de page, et frénétiquement tamponné les pages d’un « I’m very busy » rouge – force le respect. Consciemment ou inconsciemment, elle dit aussi la douleur d’une artiste autochtone d’être (souvent) cantonnée à une existence provinciale, de savoir ces gens influents qu’elle voudrait rencontrer hors de portée.

L’année prochaine, le Cercle artistique du Luxembourg (Cal), le plus important regroupement d’artistes plasticiens au grand-duché – malgré la scission du Lac, Lëtzebuerger Artisten-Center, en 1984, malgré la création de l’AAPL, Association des artistes plasticiens, en 2013, ou celle du International Kunstverein en 2015 (constitué, lui, plutôt d’amateurs d’art que d’artistes) – fêtera ses 125 ans d’existence. En amont de cet anniversaire, le Cercle-Cité a invité le curateur Christian Mosar à concevoir une exposition rétrospective, non pas de toute l’activité du Cal, mais d’une de ses activités : le Prix Pierre Werner, initié en 1992 par le ministre délégué de l’époque René Steichen. Un exercice similaire avec la deuxième distinction du Cal, le Prix Adolphe, décerné en alternance avec le Prix Werner, avait déjà été fait il y a quatre ans par l’agence Mediart, avec exposition et publication d’un livre rétrospectif, Les lauréats du Prix Grand-Duc Adolphe, de 1946 à nos jours – Hommage et incitations (coédition Cal, Mécénart et Saint Paul).

L’idée de ces anthologies est simple : pour recevoir un tel prix, dont la dotation est souvent modeste (les 100 000 francs du début ont juste été arrondis vers le haut pour atteindre la somme de 2 500 euros ; le prix est attribué par le ministère de la Culture) mais le prestige d’autant plus élevé, les artistes ont passé plusieurs sélections : celle à l’entrée du Salon annuel du Cal, filtrée par un jury souvent assez sélectif, puis celle du prix, attribué parfois par le même, parfois par un autre jury, qui certifie que ces œuvres-là de cet artiste-là, sont les meilleures de l’année. En 2016 par exemple, dernier Salon en date, qui se déroulait alors dans le cadre de la deuxième Art Week au Limpertsberg,
44 artistes sur 135 candidatures avaient été retenus, et le peintre nigérian Kingsley Ogwara reçut le prix Werner avec ses compositions monumentales de couleurs vives dégoulinant de matière.

Christian Mosar, au lieu de simplement accrocher les œuvres historiques des quatorze lauréats qui ont reçu le prix Werner depuis 1992 au Ratskeller, a plutôt fait des visites d’atelier afin de chercher, en dialogue avec les artistes, les œuvres à montrer dans cette rétrospective. Il n’y a donc que trois œuvres originales (notamment du premier lauréat, en 1992, Roger Bertemes, décédé depuis), qui ont été distinguées par le prix ; par ailleurs, elles sont souvent postérieures à la distinction. Mais, bien qu’il y ait eu, en 25 ans, un « renouveau générationnel », comme le constate le commissaire dans son texte pour le catalogue, et bien que la scène artistique autochtone ait connu une évolution énorme durant cette période-là – création du Casino et du Mudam, accueil de la biennale Manifesta 2, deux années culturelles, Lion d’or à Venise etc –, les artistes du Cal continuent à peindre. Seuls deux artistes ou collectifs d’artistes ont recours à d’autres médias : le sculpteur Bertrand Ney et les vidéastes Katrin Elsen et Michèle Tonteling. On constate aussi que les plus importants artistes autochtones, de Bert Theis à Su-Mei Tse, en passant par Martine Feipel & Jean Bechameil ou encore Sophie Jung n’en font pas partie – soit parce qu’ils ne participèrent pas au Salon, soit parce que leur travail n’a pas retenu l’attention du jury (Sophie Jung, par exemple, y participa en 2012 avec une vidéo et des photos de la série easyJet, mais Doris Drescher remporta le prix Werner. Jung recevra de nombreux autres prix plus tard, notamment le premier Leap, Luxembourg encouragement for artists prize, en 2016, doté, lui, de 12 500 euros). L’exposition pourrait aussi servir de base à une réflexion du comité du Cal, désormais présidé par Marc Hostert, quant à son positionnement et à son attractivité.

L’exposition au Ratskeller, dont l’architecture est toujours aussi difficile, est gaie et cohérente : il y a beaucoup de peintures très colorées et très grandes – The’d Johanns, Jean-Pierre Junius, Rafael Springer (et ses marguerites blanches sur fond vert), Frank Jons ou Kingsley Ogwara –, quelques œuvres fragiles (Doris Drescher, Roger Bertemes…), d’autres plus rigoristes (Bertrand Ney, Roland Schauls,...) Cela se regarde vite, et en sortant, on a comme l’impression d’avoir fait un crash-course en art luxembourgeois. Comme c’est d’habitude au Ratskeller, grâce à sa position centrale, son entrée gratuite et ses horaires d’ouverture généreux, il y a toujours du monde dans l’exposition. En cela, elle atteint son but : celui de donner un aperçu, à l’autochtone comme au touriste, de l’état de l’art au Luxembourg. Elle pourrait être une sorte de préfiguration à la future Galerie d’art nationale (dont on n’entend plus parler, d’ailleurs).

L’exposition Prix Pierre Werner – Histoires d’art 1992-2017, commissaire : Christian Mosar, dure encore jusqu’au 5 novembre au Ratskeller du Cercle-Cité ; ouvert tous les jours de 11 à 19 heures, entrée libre ; table-ronde avec certains des artistes exposés sur le thème Inspiration et expiration de la créativité dans l’art au Luxembourg – Le cycle de production des artistes plasticiens, jeudi 19 octobre à 18h30 ; publication d’un catalogue, 64 pages, 15 euros ; www.cerclecite.lu.

josée hansen
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