Mignon, Laurent: Tigres de papier & Monstres édentés

Orient/Occident?

d'Lëtzebuerger Land vom 24.07.2003

Voici une anthologie qui explore poétiquement trois aires géographiques: le monde turcophone (Nazim Hikmet, Cahit Külebi, Necip Fazil Kisakürek...) et le monde arabophone (Samih al-Qasim, Adonis, Mohamed al-Maghout, Mahmoud Darwich...). Une anthologie de quarante textes qu'ouvre un poème en géorgien de Vaja Pchvéla (1861-1915). Les poèmes sont répartis en sections qui tournent autour de thèmes brûlants: Orient-Occident, La deuxième guerre mondiale, (Dé)libérations nationales et Palestine. L'entreprise de Laurent Mignon, professeur de littérature turque à Ankara, consiste à voir comment les «Orientaux», ceux du «Sud» perçoivent les «Occidentaux», ceux du «Nord». 

Je ne parlerai pas du plaisir certain qu'on éprouve à parcourir des aires géographiques et poétiques aussi riches. Ce plaisir est d'autant plus grand que les textes sont servis par une bonne traduction et que l'on maîtrise l'une ou l'autre (ou les deux) des langues d'origine, car les poèmes sont présentés en deux versions: la version originale et la traduction. Je ne louerai pas longtemps cette initiative qui consiste à aller vers l'autre pour voir sa propre image. Cependant je formulerai deux inquiétudes: La première tient à ma défiance quant au principe même de l'anthologie. Non seulement parce qu'elle est forcément plus ou moins arbitraire (par exemple: pourquoi l'Irakien Bouland al-Haydari et non pas son illustre compatriote, homme de culture immense et homme de dialogue entre cultures, Bader Chaker Sayyeb?) 

Mais surtout pour son côté égalitariste. Ainsi, par exemple, Mahmoud Darwich se trouve mis à côté de poètes comparativement mineurs. Par ailleurs, un texte de Murale (le chef-d'oeuvre de Darwich) aurait été plus adéquat. 

Mais ma plus grande inquiétude concerne le principe même de la division Orient/Occident. J'avoue être incapable de dire où commence l'un, où finit l'autre. J'avoue que j'ai autant d'attaches en Orient qu'en Occident. J'avoue que je pleure Bagdad autant que je pleure cette enfant de Colombie à qui on a arraché les yeux pour les vendre. J'avoue être des deux rives et me sentir aussi bien en arabe qu'en français. Et je ne vis pas cela comme une bâtardise mais comme une richesse. Cela me permet d'être de deux rives: de l'Orient quand je suis en Occident et de l'Occident quand je suis en Orient. Je le fais en poésie, parce que je crois que la poésie est capable de s'ériger en force d'interposition. 

Trêve d'égotisme. Pourtant il y a quelque chose de commun à ces contrées que visite Laurent Mignon. Qu'est-ce qu'un Arabe, par exemple? Reprenons notre égotisme pour y répondre. Nous sommes à la salle des professeurs de l'Université de La Manouba et nous sommes entre Arabes: qu'y a-t-il de commun entre un Mauritanien formé à l'Université de Tunis, un Tunisien, un Anglais formé à Londres, une Française formée à la Sorbonne, une jordanienne formée au Caire. Et nous sommes entre Arabes. Est Arabe qui parle arabe. Il n'y a pas de pays autre que la langue. On est Arabe à partir du moment qu'on parle la langue et qu'on lit Darwich. Le monde n'est pas divisible par deux. C'est du moins le voeu dans lequel nous sommes de plus en plus nombreux à nous reconnaître. Bien évidemment, Laurent Mignon n'insinue pas le contraire.

Laurent Mignon: Tigres de papier [&] Monstres édentés; Éditions Cahiers luxembourgeois, Nic Weber - Éditions Memor- Transparences; Mars 2003; ISBN: 2-930133-92-9

Jalel El Gharbi
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