Cinéma

« Do not take action ! »

d'Lëtzebuerger Land vom 10.05.2019

À quarante ans, Rike (Susanne Wolff) a tout : un métier – elle est docteure – qu’elle maîtrise avec professionnalisme et sang-froid (un prologue la montre décidée et efficace lors d’un accident de voiture), une vie visiblement aussi accomplie que matériellement aisée, et un rêve : relier seule sur son voilier l’île artificielle que Charles Darwin a plantée de toutes sortes de végétations rapportées du bout du monde, Ascension Isle, près de Sainte Hélène, dans l’océan atlantique. L’Allemande prend la mer à Gibraltar, sous le regard désintéressé des macaques que Benedikt Neuenfels filme en de longs plans-séquences très calmes. Comme pour nous signifier déjà, dès les premières images, l’absurdité de l’activité humaine face à des temporalités autres.

Styx du réalisateur autrichien Wolfgang Fischer accompagne Rike dans son voyage périlleux, femme forte sur une mer incontrôlable, équipée jusqu’aux dents de technologie, de rations alimentaires et de médicaments. Sur une heure et demie, le film est un huis-clos sur une femme dans un espace restreint, où elle contrôle tout, même en cas de tempête. Tout… sauf la rencontre, au large du Cap Vert, d’un bateau de migrants d’Afrique subsaharienne, à la dérive et visiblement en train de couler. Des gens appellent à l’aide, tombent à la mer. Rike alerte tout de suite les garde-côtes – qui lui disent… de ne rien faire. Elle rappelle. « Do not take any action ! » la somme-t-on, que l’aide serait en train d’arriver, que son intervention pourrait être trop dangereuse, mettre plus de vies en péril. Kingsley (Gedion Wekesa Oduor) arrive jusqu’à son bateau à la nage, déshydraté, à bout de forces. Face à ce garçon de quatorze ans au corps marqué par des maltraitance, meurtri, Rike prend véritablement conscience de l’envergure du drame auquel elle assiste.

Coproduit par la branche autrichienne de la société Amour Fou appartenant à la Luxembourgeoise Bady Minck et à Alexander Dumreicher-Ivanceanu, Styx vient de remporter plusieurs récompenses au Deutscher Filmpreis samedi dernier, dont celui du meilleur film, de la meilleure actrice et de la meilleure mise en scène, après avoir déjà triomphé aux prix autrichiens (et avoir reçu le prix du jury jeune au LuxFilmFest). Et c’est largement mérité, car Fischer a réussi une allégorie saisissante sur notre impuissance individuelle face au désespoir des migrant. Plus encore que Fuocoammare de Gianfranco Rosi (2016) ou Human Flow d’Ai WeiWei (2017), Fischer montre le clash des civilisations et fait ressentir la cruauté des décisions politiques d’interdire le sauvetage en mer par ce très simple face-à-face entre un femme blanche qui cherche l’aventure en mer et des migrants noirs qui tentent de fuir la mort. Sans jamais montrer les migrants, sans prêcher lourdement, mais en mettant simplement à nu ce déchirement de l’humanité, Fischer appelle à l’empathie et à l’intervention. Son film minimaliste et rigoureux, jusque dans le choix de la bande sonore (qui est tout sauf pathétique), est comme une enluminure sur le sujet.

Après un bref passage aux cinémas au Luxembourg, Styx est actuellement disponible sur les plateformes de vidéo à la demande, notamment iTunes.

josée hansen
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