Clearstream

Une affaire toxique à dimension internationale

d'Lëtzebuerger Land du 05.05.2011

Clearstream est une des deux firmes avec sa concurrente belge Euroclear, à se partager le monopole de la compensation bancaire internationale. Mille sept cent salariés y travaillent entre Francfort, Londres, diverses agences à travers le monde et Luxembourg, son siège social. Présente dans 107 pays, dont 40 paradis fiscaux, elle n’est pas une banque comme ont tendance à la présenter les médias français, mais une banque des banques à la puissance financière incomparable. Plus exactement, c’est une chambre de compensation internationale. Elle compense les gains et les pertes des institutions financières qui commercent sur toute la planète. Elle gage et garantit la confiance entre elles.

En janvier 2011, Clearstream a fièrement annoncé avoir enregistré 11,4 trillions de valeurs dans ses comptes. 11 400 000 000 000 euros. Ce chiffre peut paraître abstrait. Il l’est moins si on le compare avec les quelques centaines de milliards prêtés aux banques par les dirigeants politiques des différents pays face à la crise des subprimes en 2008. Il l’est encore moins, si on le mesure à travers le commentaire de son ancien CEO, le banquier suisse André Lussi, lors de l’entretien qu’il nous avait accordé en juillet 2001 : « Vous, les citoyens êtes les clients des banques et nous avons les banques comme clients. Chez nous, tout est tracé. Nous sommes un peu les notaires du monde ».

Mon enquête a montré que tous les clients de Clearstream n’étaient pas des banques comme l’annonçait la firme, mais que Clearstream avait aussi accepté de contracter avec des sociétés offshore et des multinationales.

Mon enquête a établi que Clearstream, outil sain et ingénieux à l’origine, avait été dévoyé et pouvait offrir d’importantes possibilités de dissimulation et de fraude pour ses clients. L’informatique laissant des traces, mes investigations ont également révélé que des affaires importantes d’évasion de capitaux, de blanchiment ou de faillite frauduleuse pouvaient trouver des résolutions dans les archives de Clearstream. […]

Il était indispensable de me battre jusqu’au bout pour obtenir une décision judiciaire inattaquable reconnaissant le droit et la nécessité d’un journalisme d’enquête. Ce combat a duré dix ans. Il me donne une grande liberté aujourd’hui. Je savais ce que j’avais vu. Mes écrits reposent sur des courriers, des listings, des microfiches, des témoignages par dizaines, notamment d’anciens salariés dont certains ont eu des fonctions importantes, la plupart ayant été filmés. Ces éléments suffisamment probants ont permis de mettre à jour des comptes opaques, l’effacement organisé de transactions, la probabilité forte d’une double comptabilité, l’hébergement de banques mafieuses ou liées au terrorisme, l’absence de contrôle des autorités luxembourgeoises, la complicité des auditeurs, le licenciement du personnel qui refusait de procéder à des manipulations comptables. J’en passe. Mes documents montrent que cette firme abritait (en 2001) 6 652 comptes ouverts dans des paradis fiscaux et pouvait aussi transférer du cash. Au delà du coup de projecteur sur ces coulisses, mon travail pose, pour la première fois, les contours d’une finance véritablement parallèle.

Le 22 octobre 2008, Clearstream a acheté un encart publicitaire dans le journal Le Monde pour me proposer une transaction. Rappelant que je venais de me faire condamner en diffamation par la Cour d’appel de Paris, elle m’offrait la possibilité de ne pas exécuter ces décisions, de cesser les poursuites si j’acceptais de retirer mes pourvois. J’étais victime, selon ses communicants, de mon « propre acharnement » à les diffamer « sans relâche depuis sept ans ». Dans une lettre ouverte à son nouveau CEO Jeffrey Tessler, j’ai décliné cette proposition. « Je ne suis pas assez riche pour vivre tout cela sereinement. Seulement, je suis sûr de la qualité de mon travail et de l’intérêt des informations obtenues. D’autant plus en ces temps de crise financière internationale », écrivais-je alors dans le quotidien Libération. Il aura fallu beaucoup d’énergie et la mobilisation de milliers de citoyens pour qu’enfin on reconnaisse ce travail. Combien de fois ai-je entendu des avocats ou des journalistes, n’ayant jamais ouvert un de mes livres, se moquer de « mes erreurs », m’appeler le « falsificateur » ou le « conspirationniste ». Ces attaques répétées ont influencé, au cours de ce marathon judiciaire, certains magistrats qui avaient à me juger. Le peu d’intérêt pour le fonctionnement du « back office » interbancaire chez les politiques, si prompts à décrier ailleurs la gloutonnerie des banquiers, ne m’a pas aidé non plus.

La Cour de Cassation française, après avoir pesé pendant plus de deux années les arguments des deux partis, vient de me rendre justice dans le conflit qui m’oppose à Clearstream. Intégralement et définitivement. Les propos contenus dans mes deux livres – Révélation$ et La boîte noire (les Arènes, 2001 et 2002) et le documentaire Les dissimulateurs diffusé sur la chaîne Canal plus – poursuivis sans relâche et dans plusieurs pays vont pouvoir ressortir. Longtemps qualifiée de « fiction », « d’avatar du gauchisme » ou de « fantasmatique » par Clearstream, mon enquête peut être à nouveau accessible au public.

Clearstream, dans un court communiqué, a admis ma victoire en espérant que la presse ne s’en fasse pas l’écho et que les politiques trop occupés ailleurs se désintéressent de la chose. Ils ont espéré ma lassitude et mon envie de passer à autre chose. C’est mal me connaître.

Chacun des arrêts de la Haute Cour est rédigé dans des termes précis et sans ambiguïté. Loin du tumulte, les magistrats français prennent à revers ceux qui m’attaquaient. Cette décision crée une formidable jurisprudence. « L’intérêt général du sujet traité et le sérieux constaté de l’enquête, conduite par un journaliste d’investigation, autorisaient les propos et les imputations litigieux », concluent les magistrats. Plusieurs avocats s’appuient maintenant sur ces lignes pour des dossiers opposant en France journalistes et puissances financières. Au bénéfice de la liberté de la presse.

Il aura ainsi fallu tout ce temps pour mesurer l’aveuglement des dirigeants de Clearstream, qui ont porté plainte dès 2001 en diffamation contre moi. Leurs successeurs, les dirigeants allemands de Deutsche Börse Group, qui ont repris la firme suite au scandale généré par mon premier livre, n’ont pas démontré plus de clairvoyance puisqu’ils ont régulièrement relayé et encouragé les plaintes. Ils se retrouvent aujourd’hui face à une vérité judiciaire nouvelle qui les accable.

La presse financière ne s’est pas faite suffisamment l’écho de cette victoire qui éclaire cruellement les coulisses du commerce interbancaire. La presse internationale non plus. J’espère par cette tribune ouvrir un débat. Je ne suis animé par un aucun esprit de revanche. Mon souci reste la vérité accessible au plus grand nombre.

Que faire en effet des informations contenues dans mes livres et mes films, dans la mesure où tout le monde peut les citer ? Je ne sais pas ce que les nouveaux dirigeants de la firme, qui ont forcément constaté ces dérives, ont entrepris depuis 2002. Ni ce que la fusion entre DBG et NYSE donnera. La justice luxembourgeoise étant peu équipée pour traiter ces sujets et la justice européenne encore défaillante, nous en sommes réduits à espérer que le ménage a été fait. Peut-on s’en contenter ? Peut-on se contenter du minuscule et unique communiqué de Clearstream « prenant acte de la décision suprême française en attendant la suite » ?

Des centaines de milliers de citoyens européens attendent aussi des suites judiciaires et politiques. Les dérives financières de l’Europe naissent dans l’absence de contrôle indépendant d’institutions financières comme Clearstream.

Je montre dans mes livres comment l’administration américaine a utilisé la firme luxembourgeoise pour masquer le paiement de la rançon des otages américains emprisonnés à l’ambassade de Téhéran en 1980. Plus près de nous, en 2001, j’explique comment la faillite argentine aurait pu être anticipée, voire évitée, si des contrôles indépendants et réguliers avaient été effectués chez Clearstream. Nous sommes au cœur du débat sur la régulation du capitalisme. La même année, le Financial Times a relevé une « erreur » d’un trillion d’euros dans le bilan comptable des avoirs de Clearstream. Erreur sur laquelle la firme ne nous a jamais véritablement éclairée. Clearstream a toujours su habilement passer entre les gouttes et détourner l’intérêt des journalistes ou des politiques. Il serait intéressant de leur demander de fournir la trace des mouvements sur le compte U0646 ouvert depuis New York en 1999 et qui appartient à un certain Bernard L. Madoff. Ou de fouiller dans les archives de l’IOR (Institut pour les œuvres religieuses), la banque du Vatican qui dispose de plusieurs comptes à Clearstream depuis une trentaine d’années.

Quand Clearstream a été acculée à se justifier suite à l’exceptionnelle ouverture d’une information judiciaire au Luxembourg pour escroquerie et faux bilan, ils ont proposé de rendre public le rapport de leur auditeur Arthur Andersen. Nous l’attendons toujours malgré les promesses formelles d’André Roelants, le président de son conseil d’administration lors du procès en première instance concernant Clearstream en octobre 2009 à Paris. Cet audit a été facturé 16 millions d’euros. Jamais un audit, dans toute l’histoire des audits, n’a, à ma connaissance, été payé aussi cher… pour n’être jamais rendu public. Clearstream, par sa puissance financière, le lieu de son siège social et son lobbying habile, a toujours réussi à esquiver les coups.

Le seul moment de relative panique dans l’État major de la firme s’est joué après la sortie de mon premier livre, quand une centaine de députés européens, parmi lesquels des Français, des Italiens, des Espagnols, des Scandinaves, des Anglais et des Allemands, avaient demandé la création d’une enquête parlementaire aux moyens coercitifs. Le commissaire hollandais Bolkenstein, dont on a su plus tard qu’il était appointé par le groupe pétrolier Shell ou la banque russe Menatep, deux clients de Clearstream, avait rejeté cette idée, indiquant que le Luxembourg était « un État souverain » et que « lui seul pouvait enquêter ».

Il faudrait de toute urgence relancer cette idée d’enquête européenne. Cela devient d’autant plus impérieux que la justice américaine s’intéresse elle aussi à Cleartsream. Le 9 mars dernier, au Capitole, le député républicain Stephen Austria a demandé au secrétaire d’État américain au Trésor de s’opposer à la fusion entre DBG et NYSE en raison des sommes conservées pour des banques iraniennes par Clearstream. « Au moins deux milliards de dollars de fonds iraniens détenus par Clearstream ont été gelés dans le cadre des efforts des familles de nos soldats pour obtenir réparation », a rappelé le député faisant référence aux Marines tués ou blessés lors d’attentats terroristes orchestrés par l’Iran et à une enquête menée à New York. Il appuyait ses accusations sur une décision judiciaire américaine visant à poursuivre pénalement sur le sol américain toute entreprise américaine « travaillant » avec des entreprises iraniennes. Ce qui serait le cas de Clearstream si la fusion entre NYSE et DBG se réalisait.

J’ai été beaucoup attaqué au Luxem­bourg par une partie de la presse, du personnel politique et par les dirigeants de Clearstream. Mon livre Tout Clearstream (720 pages, Les Arènes) qui sort cette semaine en Europe ne sera pas diffusé au Luxembourg. D’abord parce que mon ami Ernest Backes y est toujours très injustement poursuivi. Ensuite, parce que mes livres y ont été très attaqués. J’ai même été condamné en 2008 à un euro symbolique pour Clearstream, l’enquête. Je ne suis pas masochiste, ni rancunier. Ce combat victorieux de dix années m’a appris la patience et la tolérance. Je sais que votre pays est en train de changer et que les vérités de 2001 ne sont plus celles d’aujourd’hui. Et puis Internet permet de se jouer des frontières.

J’aimerais que des journalistes et des hommes politiques européens et luxembourgeois s’emparent enfin de ces sujets, enquêtent, vérifient, acceptent de considérer les éléments fournis par mon enquête. […] C’est le sens et le but de cette tribune qui va paraître aussi en Allemagne, en Espagne, au Portugal, en Italie, en Suisse, en Belgique, aux USA et bien entendu en France. La fusion annoncée entre les bourses de Francfort et de New York doit être une opportunité pour mettre au cœur du débat sur le capitalisme le rôle des chambres de compensation internationales et nous ouvrir les yeux sur les dysfonctionnements de Clearstream. Après dix ans de pression, la Cour de cassation française et le Congrès américain ouvrent un nouveau temps. Celui de l’action.

À l’occasion du procès Clearstream en France et de la sortie de l‘anthologie Tout Clearstream (Les Arènes), l’auteur publie une tribune libre dans huit journaux de huit pays européens et américain.
Denis Robert
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