Art on Cows

Kitsch sur ESB

d'Lëtzebuerger Land du 04.04.2001

On aurait aimé en faire abstraction. Faire comme si de rien n'était. Mais ce sera impossible. Pensez donc: à partir de mardi prochain, 103 vaches grandeur nature, coulées en polyester, couchées, debout ou en train de brouter et décorées de toutes les couleurs seront placées dans toute la ville, et ce jusqu'en septembre. 103! C'est énorme, il n'y aura aucun moyen d'y échapper, elles seront partout. L'action fut instiguée par l'Agence luxembourgeoise d'action culturelle, en collaboration avec l'Union commerciale de la Ville de Luxembourg, quelqu'un a dû voir ce genre de célébration du mauvais goût à Zurich, à Chicago, à New York, à Salzbourg, autres villes auxquelles les «inventeurs» du concept ont vendu l'idée. 

Le «concept» est simple: une entreprise achète pour 80 000 francs dans notre cas, une carcasse 1:1 d'une vache et la met à disposition d'un ou d'un groupe d'artistes qui la décorent. Tout ce qui transgresse est interdit, tout ce que ces «artistes» peuvent faire, c'est décorer, joliment, inoffensivement. Pour gérer les contrats de vente etc., une société spéciale fut fondée: Soprosoulux S.A.: Société pour la promotion du sourire à Luxembourg - cela ne s'invente pas! - au capital de 32 000 euros. 

Car l'action est avant tout une tentative de l'Union commerciale pour attirer les clients dans les commerces du centre-ville. Alors que les clients, en général, choisissent leurs magasins selon l'offre, le rapport qualité-prix, les conseils du personnel, la proximité du parking, les horaires d'ouverture... tout, mais certainement pas selon si oui ou non il faut faire des détours pour échapper aux vaches en polyester. C'est comme cette nouvelle mode d'installer un système sonore dans les rues piétonnes pour pouvoir asperger les clients de musique «de saison», surtout aux alentours de Noël: c'est insupportable. 

Que des vaches colorées prennent la pluie durant quelques mois passe encore. Mais qu'on ne vienne pas nous dire que c'est de l'art. Or, qu'est-ce qu'on lit? Que cette action s'inscrirait dans la lignée des grandes expositions d'art en espace public, de Nikki de Saint-Phalle à Hanry Moore. Ou que «c'est probablement le côté art populaire et la diversité des réalisations professionnelles et non professionnelles se retrouvant côte à côte qui fera de l'événement Art on Cows - Luxembourg vachement belle une exposition d'un genre nouveau» (Agenda du Luxembourg, ONT, avril 2001) Or, contrairement à ce que son nom indique, Art on Cows n'est pas de l'art. Mais l'action commerciale implique des perversions qui méprisent le lien fragile que le public commençait à nouer avec l'art dans leur environnement quotidien. 

Car Art on Cows n'est pas un questionnement de la société, de l'espace public ou de quoi que ce soit, mais une affirmation. C'est une action qui méprise le public en affirmant que les spectateurs sont des abrutis qui ne seraient pas à même de saisir un énoncé plus que complexe que «ceci est une vache». C'est aussi une action de marketing qui confirme les sociétés dans leur préjugés de ce qu'est le sponsoring: si un producteur de bière décore une carcasse de capsules de ses bières, dans la couleur de son produit, si une autre société met à disposition d'un groupe de handicapés une vache en leur imposant néanmoins de la décorer dans le bleu de la maison, nous ne sommes pas ailleurs que dans la pure publicité. Art on Cows sera aussi un énorme parc publicitaire, dans lequel chaque petit commerçant aura sa Gisèle à lui. C'est une approche éminemment poujadiste du mécénat. Et dire que les quelque 8,24 millions de francs ainsi investis dans la seule matière première auraient pu contribuer à tant d'endroits à la vitalité de la scène culturelle.

Car après cette expérience, les entrepreneurs ne vont plus jamais comprendre que si on soutient la culture, ce seront toujours les artistes ou les responsables institutionnels qui choisiront le contenu, qu'il n'y aura pas le logo de la boîte partout et que l'art doit être libre. Ici, les firmes qui avaient acquis les droits d'une telle carcasse choisissaient elles-mêmes les exécutants de le décoration, quelques artistes, connus, de la place, mais surtout beaucoup de handicapés ou des enfants, qui souvent décorent avec le même enthousiasme les containers de verre ou de carton de leur quartier. Les sociétés ont donc en plus la certitude d'avoir fait une sorte d'acte de charité, c'est répugnant, à l'opposé de toute morale. Les artistes quant à eux trouveront toujours une excuse d'avoir participé, mais en fait, l'acte est alors le même que de décorer une tasse à espresso, une bouteille de vin ou une Smart. 

«Utilisée comme une arme de l'intégration, la culture est chargée de produire du lien social dans un 'paysage multiculturel', écrit Jean-Pierre Jeudy dans Les usages sociaux de l'art (éditions Circé, 1999). On peut se réjouir de ses nouvelles fonctions mais on peut aussi s'étonner des son instrumentalisation politique.» Plus encore que politique, l'instrumentalisation est ici commerciale. D'ailleurs les organisateurs cachent mal tout le mépris qu'ils ont envers les décorateurs des vaches, les querelles entourant les contrats sur les droits d'auteur sont là pour le prouver. 

La deuxième grande perversion de cette action de promotion des commerçants luxembourgeois est qu'il font complètement abstraction du sens. Par les temps qui courent, alors que des centaines de milliers d'animaux sont abattus pour essayer d'endiguer l'encéphalite spongiforme bovine (ESB) et/ ou la fièvre aphteuse sur tout un continent, poser une vache qui broute, fût-elle décorée aux couleurs de l'arc-en-ciel, en pleine grand-rue, prend soudain un autre sens. Comment réagiront les métiers en crise, paysans, bouchers, qui encaissent de lourdes pertes financières? Dans un billet publié dans le Jeudi (du 21 septembre dernier), Claude Frisoni, alors responsable de l'Alac, écrit: «Il faut réhabiliter les vaches. Celles qui vont envahir la ville au printemps prochain auront tout pour plaire. Leur folie sera contagieuse mais pas dangereuse. Elles ne seront pas avachies mais vachement sexy.» C'était avant la fièvre aphteuse. Car au-delà de la question de santé publique, les charniers de vaches comportent aussi une question éthique. En Grande-Bretagne, l'économie est à terre, l'Europe agricole est en feu et le Luxembourg engage des saltimbanques pour faire comme si tout allait pour le mieux sur la meilleure des îles des bienheureux.

 

 

 

 

josée hansen
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