Chronique Internet

San Francisco bannit la reconnaissance faciale

d'Lëtzebuerger Land vom 17.05.2019

Berceau des technologies numériques, la ville de San Francisco a pris cette semaine la décision historique d’exclure de la panoplie des techniques pouvant être utilisées par ses policiers et autres agents celle de la reconnaissance faciale. À voir les séries policières, on pourrait imaginer que pour un enquêteur, croiser une photo extraite d’enregistrements de vidéosurveillance avec des bases de portraits est désormais aussi banal que vérifier un casier judiciaire ou un permis de conduire. L’interdiction décidée par le Board of Supervisors de la ville californienne montre qu’on n’en est heureusement pas encore là. Cité par le New York Times, Aaron Peskin, l’auteur de la motion adoptée et membre de ce Board, a expliqué : « Je pense que le fait que San Francisco est le quartier général, réel et perçu, de tout ce qui est techno entraîne une responsabilité pour ses législateurs. Nous avons une responsabilité supérieure à la moyenne en matière de réglementation des excès des technologies précisément parce qu’elles sont domiciliées ici ».

Les organismes de défenses des libertés, qui s’inquiètent depuis des années des dérives auxquelles ouvre la voie la banalisation de la reconnaissance faciale, incompatible selon eux avec une démocratie saine, ont salué la décision des responsables de San Francisco. Matt Cagle, un juriste de l’ACLU (American Civil Liberties Union), a déclaré qu’un de ses objectifs est d’« empêcher le déploiement de cette dangereuse technologie contre le public ».

Une des difficultés liées à la reconnaissance faciale est que l’on ignore la plupart du temps à quel point elle est déployée et utilisée. Elle l’est dans les aéroports et points d’entrée aux États-Unis par la police des frontières : les visages des voyageurs attendant d’être contrôlés sont balayés par des caméras et comparés à ceux fournis pour leurs demandes d’entrée. Elle le serait aussi dans de nombreux commerces ou lieux publics, mais en général de manière non documentée. Selon Dave Maass, de l’Electronic Frontier Foundation, les départements de police de Las Vegas, Orlando, San José, San Diego, New York, Boston et Durham, notamment, utilisent la technologie. Mais le principal épouvantail brandi par les défenseurs des libertés civiles est l’exemple du déploiement à grande échelle de la reconnaissance faciale en Chine, en particulier au Xinjiang où elle sert à mettre au pas la minorité ouïgoure.

Parmi ceux qui critiquent la décision de San Francisco figurent ceux qui estiment que bannir la technologie n’est pas la bonne solution. À l’heure où la reconnaissance faciale est devenue une fonctionnalité banale pour les possesseurs de smartphones, dont ils se servent pour les déverrouiller, mieux vaudrait selon eux chercher à l’encadrer et à éviter les abus et dérives, ou alors adopter un moratoire.

Certains des défauts de la reconnaissance faciale sont connus : sans doute parce que les corpus utilisés pour entraîner le module d’intelligence artificielle ont la plupart du temps été constitués d’hommes blancs, la reconnaissance marche moins bien avec les non-blancs et les femmes, exposant du coup ces catégories à un risque accru d’identification erronée, de harassement policier voire de condamnation infondée. Le New York Times cite Luke Stark, chercheur chez Microsoft Research Montréal, qui n’y va pas par quatre chemins : Il assimile la reconnaissance faciale à un « plutonium de l’intelligence artificielle », jugeant qu’elle devrait être vue comme « anathème pour la santé des sociétés humaines, et donc lourdement restreinte ».

Ce n’est pas parce qu’une technologie devient disponible que l’on doit automatiquement autoriser son déploiement. La reconnaissance faciale dans l’espace public fait peur – à juste titre. On ne saurait sous-estimer à quel point elle peut être utilisée abusivement. Sans même aller jusqu’au risque qu’elle serve à installer les régimes de surveillance généralisée propres aux régimes totalitaires, son utilisation routinière pour identifier les auteurs de délits véniels nuirait gravement aux libertés publiques.

Jean Lasar
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