Peruzzi, Luigi: Mes mémoires

D'Resistenz à l'italienne

d'Lëtzebuerger Land vom 19.12.2002

Le culte de la mémoire de la deuxième guerre mondiale jouissant d'une large place dans notre pays, l'année 2002 aura encore été marquée par la commémoration des affres de cette époque. On retiendra ici, pour ne nommer que quelques événements, l'exposition sur la deuxième guerre mondiale au musée de la Ville de Luxembourg, le colloque sur la Résistance à Esch-sur-Alzette et l'exposition sur les crimes de la Wehrmacht qui se tient actuellement dans cette même ville. C'est encore à Esch qu'a été publié ces jours-ci un nouveau volume de mémoires qui sort toutefois quelque peu de l'ordinaire, puisqu'il retrace cette période sombre de l'histoire nationale à travers les yeux d'un étranger.

Parmi les 8 171 victimes de la guerre, 2,8 pour cent de la population, le Musée national de la résistance cite 437 résidents étrangers. Mis à part ceux qui sont venus trouver refuge au Grand-Duché dans les années 1930, combien étaient-ils d'immigrés à se joindre aux activités de la Résistance? Dans son introduction aux mémoires de Luigi Peruzzi, un immigré italien, qui est venu s'établir chez nous en 1926, Denis Scuto souligne que l'immigration italienne a alimenté les rangs du Parti communiste luxembourgeois. Il révèle aussi l'existence de réseaux antifascistes italiens composés de socialistes et d'anarchistes, même si cette communauté avait été en proie à une hémorragie constante du fait de la politique d'expulsions du gouvernement Bech.

Mes mémoires retrace la vie de la communauté italienne au Luxembourg, plus précisément à Esch-sur-Alzette, à partir des années trente, lorsque celle-ci était déchirée entre d'une part des tendances fascistes enhardies par l'avènement au pouvoir de Mussolini, d'autre part l'opposition antifasciste naissante. Luigi Peruzzi y relate sa fuite avec sa femme et son fils lors de l'exode de la population du bassin minier vers la France en 1940, puis son retour au Luxembourg où il est arrêté en '42, soupçonné d'avoir contribué à la presse clandestine, et déporté à Hinzert. La partie finale du récit est consacrée à la vie au camp, une description contrastée à la fois de la bestialité et du sadisme des SS et l'interaction entre les prisonniers où se côtoient les égoïsmes impulsés par la lutte pour la survie et actes de solidarité mutuelle.

On hésitera un moment sur le bien-fondé de la mise en parallèle des mémoires de Luigi Peruzzi avec celles de Primo Levi Se questo e un uomo, telle que la suggère Véronique Igel, qui a assuré la traduction des mémoires de l'italien. Si Luigi Peruzzi, à travers son passage dans un internat des Salésiens, a pu bénéficier d'une éducation qui demeurait jadis inaccessible aux personnes de sa condition sociale, et que le livre en porte nettement les marques, Peruzzi reste néanmoins un homme du peuple. Cependant, mis à part le premier chapitre qui souffre d'une certaine lourdeur, son récit frappe par la densité du style et le soin du détail. Par là, il m'a fait plus penser à Le grand voyage de Jorge Semprun qu'à la narration de Primo Levi, bien que la comparaison tienne, si on se rapporte à l'expérience déshumanisante de l'enfer concentrationnaire que Luigi Peruzzi n'a de cesse de décrire. 

Sans vouloir faire excessivement l'éloge de ses mémoires, il convient néanmoins de signaler l'indéniable caractère littéraire du récit. On sent que Peruzzi a retravaillé maintes fois son récit dans le souci de livrer une mémoire aussi exacte que possible des événements dont il a été à la fois témoin et victime. On perçoit aussi qu'en ce faisant, il remplit ce qu'il ressentait comme un devoir. Et c'est là que son approche se démarque clairement de celle de narrateurs plus érudits : Peruzzi accomplit cette tâche avec la plus grande modestie et simplicité. Ainsi, le livre est notamment parsemé d'interjections à travers lesquelles il s'adresse directement au lecteur pour s'assurer qu'il s'est bien fait comprendre et pour rassurer de son honnêteté. Aussi, si Luigi Peruzzi a été très probablement communiste, il l'a été sans doute parce qu'il était inspiré d'un grand humanisme. Ce livre en est le témoignage.

En publiant les mémoires de Luigi Peruzzi, qui lui ont été confiées il y a quelques années par un proche de celui-ci, Denis Scuto a non seulement tenu à livrer au public luxembourgeois un témoignage exceptionnel, mais il a aussi voulu contribuer à éclaircir le rôle de l'immigration italienne dans la résistance luxembourgeoise qui est, sinon oublié, au moins négligé par l'historiographie officielle. De ce point de vue, on regrettera qu'il n'ait pas accordé une plus large place à sa propre contribution qui se retrouve en grande partie confinée dans la quarantaine de pages d'annotations à la fin du livre. 

Les remarques de l'historien sur la politique d'immigration des gouvernements luxembourgeois successifs à l'aube du vingtième siècle paraissent d'une étonnante actualité. Ainsi, outre un rappel de l'histoire, le livre est aussi un appel à reconsidérer nos schémas de référence. Car, comme Denis Scuto l'a rappelé lors de sa présentation du livre à la Kulturfabrik à Esch jeudi dernier, les immigrés italiens, qui se sont ralliés à la lutte contre le nazisme, considéraient le Luxembourg comme leur patrie. D'autres en font de même aujourd'hui.

 

Luigi Peruzzi : Mes mémoires, Éditions Le Phare, Esch-sur-Alzette, 2002, 398 pages, 35,50 Euros ; ISBN 2-87964-056-3

 

 

Karin Waringo
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