Le temps long

L’érosion du socialisme municipal (1921-2017)

d'Lëtzebuerger Land du 13.10.2017

Les bastions sudistes de la social-démocratie sont en cours de démantèlement. Entre 2005 et 2012, le LSAP a chuté de 40,5 à 28 pour cent à Esch, de 58 à 40 pour cent à Kayl, de 59 à 48 pour cent à Rumelange, de 53 à 39 pour cent à Bettembourg et de 47 à 38 pour cent à Schifflange. Seulement à Dudelange, le LSAP conserve – de justesse – sa majorité absolue avec 50,31 pour cent. L’élection communale de 2017 marquerait-elle une césure historique, celle de la fin du socialisme municipal ? Le problème avec les bornes chronologiques, c’est que, généralement, on ne les identifie que des années plus tard. Et pourtant, cela y ressemble…

La force historique de la social-démocratie au niveau communal trouve son origine dans le repli stratégique opéré en 1921. Ce fut l’annus horribilis du mouvement socialiste luxembourgeois. La fraction communiste avait fait scission en janvier et la grève générale de mars s’était soldée par une cuisante défaite, suivie de lock-outs et de listes noires. Techniquement KO, le mouvement ouvrier changeait de terrain de luttes, et choisit les communes afin d’y construire patiemment un contre-pouvoir local. Dans les villes ouvrières du Sud, les traces matérielles de ce réformisme sont encore visibles : logements sociaux, jardins ouvriers, coopératives d’alimentation, casinos syndicaux, habitations de vacances, bureaux d’assistance sociale.

Comme son nom l’indiquait, le Parti ouvrier (l’ancêtre du LSAP) avait une conception étroitement ouvriériste, au point d’être dégradé en arme politique du syndicat. (Chez les communistes, c’était l’inverse : le syndicat devait obéissance au parti.) Mais il ne perdait pas l’espoir de gagner un jour la confiance de la petite bourgeoisie. Le journal Soziale Republik écrivait ainsi en 1924 : « Der Mittelstand kann erst Vertrauen zu uns fassen, wenn er uns am Werke sieht ; […] bewähren wir uns deshalb als tüchtige Ver-
walter in den Gemeinden, dann sind wir seine Leute » (citation extraite de Ben Fayot, Sozialismus in Luxemburg, tome 1, 1979).

Or, la désindustrialisation provoquait l’érosion de la base sociologique : les barons politiques apparaissaient comme usés, les structures comme sclérosées et les clientélismes comme effrontés. Le modèle social communal, amalgamant syndicat, parti et clubs, était caduc. Les nouveaux « tüchtige Verwalter » prenaient désormais la forme de jeunes cadres dynamiques et post-idéologiques, promettant aux électeurs de « moderniser » les communes, de créer des incubateurs pour « start-ups », des pistes cyclables et des salles polyvalentes. Claude Meisch (DP) et Roberto Traversini (Déi Gréng) sont symptomatiques de cette tendance. Leurs percées spectaculaires témoignent de l’instabilité d’un vote détaché de toute culture politique. Une dynastie peut désormais se faire et se défaire en un scrutin.

Au début du siècle, les agglomérations du Sud avaient connu une croissance fulgurante se transformant en l’espace quelques années de « Koudierfer » en villes industrielles. Les structures sociales et politiques y étaient moins étroites que dans les villages conservateurs et catholiques. Les villes rouges se percevaient comme un contre-pouvoir local et prolétarien au conservatisme national et bourgeois. Cette différenciation passait également par les symboles. Jusqu’en 1925, à l’occasion de l’anniversaire de la Grande-Duchesse, le drapeau rouge était hissé à l’Hôtel de Ville d’Esch-sur Alzette. (La ville avait voté à 57 pour cent en faveur de la république au référendum de 1919.) En 1937, lors du référendum sur la « loi muselière », 72 pour cent des Eschois avaient dit non à la dérive autoritaire des chrétiens-sociaux. Le nouveau contexte économique et urbain donnait naissance à l’archétype du « Minettsdapp », porteur d’un radicalisme régional. L’historien et politicien socialiste Ben Fayot avait tenté de le décrire dans le mensuel Forum: « Une population parfois plus encline à dire ‘non’ qu’ailleurs dans le pays, à râler contre la pensée dominante et à secouer le cocotier, moins à l’aise dans les compromis savants et équilibrés. » 

Les élites politiques de la social-démocratie se recrutaient longtemps dans la politique locale. Quasiment tous les députés socialistes étaient également des syndicalistes et des élus communaux. Encore aujourd’hui, dans des villes dominées par la social-démocratie, la section locale du LSAP se recoupe largement avec celle de l’OGBL. (Les maires sortants de Schifflange et de Esch sont ainsi des anciens permanents du Landesverband, respectivement de l’OGBL.) Les sections locales de l’OGBL avaient constitué un important élément de la sociabilité (masculine), elles sentent aujourd’hui la naphtaline, une sorte d’Amiperas de gauche. Depuis quelques mois, les sections locales de l’OGBL sont encadrées par une « coordinatrice événementielle », dans la personne de Dany Hardt. L’épouse de Dan Kersch, qui avait auparavant travaillé chez RTL puis Neptun Cruises, était candidate sur les listes de la LSAP à Mondercange. Elle y côtoyait un autre permanent – désormais à la retraite – de l’appareil syndical : René Pizzaferri. Aucun des deux n’a réussi son entrée au conseil communal.

La composition sociologique du Sud luxembourgeois a profondément changé. En 2013, le Ceps/Instead avait identifié un « processus ségrégatif » : une « tendance des personnes vivant au Luxembourg à ‘fuir’ les communes urbaines pour s’installer dans les communes périurbaines ou à dominante rurale. » Ce « processus de différenciation socio-spatiale » se reflète dans l’indice socio-économique, que le Statec avait publié durant les vacances d’été. Les communes rurales comme Reckange-sur-Mess, Mondercange ou Mamer concentrent la classe moyenne supérieure tandis que les villes industrielles comme Differdange, Esch-sur-Alzette et Pétange sont parmi les communes les plus pauvres. Sans l’arrivée d’immigrés, ces villes se seraient dramatiquement dépeuplées. La part des étrangers est ainsi passée de 32,9 (en 1991) à 51,9 pour cent (en 2011) à Differdange, de 35 à 52 pour cent à Esch-sur-Alzette et de 30,1 à 44,4 pour cent à Pétange. Dans les anciennes villes ouvrières, les nouveaux ouvriers ne votent donc pas ou peu.

Bernard Thomas
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