Salle philharmonique au Kirchberg

Vill Harmonie

d'Lëtzebuerger Land vom 29.06.2000

Le Luxembourg aime les dates butoirs. Ces dates à marquer dans son agenda politique, pour lesquelles on peut lancer les grands travaux. La prochaine sera 2005, date de la prochaine Présidence du Conseil des ministres européens. En 2005, tout sera différent au Luxembourg, le pays davantage à même d'accueillir ses hôtes étrangers. D'abord dans une nouvelle aérogare, dont l'agrandissement devrait alors être achevé, puis, le soir, dans une nouvelle salle de concerts, à construire Place de l'Europe au Kirchberg. Après quatre ans de préparations - un concours d'architectes fut lancé en 1996, les résultats présentés au printemps 1997 - l'avant-projet de loi fut adopté par le dernier Conseil de gouvernement et commence son bonhomme de chemin à travers les institutions. Dans le meilleur des mondes, le projet de loi serait encore adopté par la Chambre des députés cette année, les travaux commenceraient en 2002 et seraient terminés pour janvier de cette fameuse année 2005.

Mardi, lors du briefing pour la presse, le Premier ministres Jean-Claude Juncker (PCS) en annonça les données chiffrables: le coût initialement prévu pour la construction (à titre indicatif, nous dit-on) de 2,2 milliards de francs sera nettement dépassé à 3,15 milliards de francs. Mais cette somme comprendra tout l'équipement intérieur, le mobilier, un orgue non prévu lors des premières esquisses ainsi que toutes les taxes. Le projet reste celui de Christian de Portzamparc, lauréat du concours d'architectes en 1997, une ellipse ouverte sur l'extérieur (voir notre entretien avec l'architecte), plans qu'il a néanmoins adaptés en collaboration avec les futurs utilisateurs de la salle. 

Qui seront, en tout premier lieu, les musiciens de l'Orchestre philharmonique du Luxembourg (OPL). «Nous sommes très contents qu'on nous ait demandé notre avis, affirme Patrick Coljon, corniste et un des quatre délégués du personnel, monsieur de Portzamparc nous a écouté et a respecté et réalisé nos avis.» En premier lieu, les doléances du personnel concernaient la praticabilité de l'immeuble: ainsi, les loges et les salles de répétitions des solistes seront au même niveau que la grande salle de concerts, ce qui constitue surtout un avantage pour les musiciens qui jouent des instruments encombrants, comme le percussionniste ou la contrebasse. L'OPL a bien l'habitude de déménager tout le matériel pour chaque concert, du siège de la Villa Louvigny au Théâtre municipal puis au Conservatoire, ou encore en tournée, mais aimerait avoir son «chez soi». 

«Nous serons le seul orchestre professionnel et institutionnalisé à avoir notre siège au Kirchberg, explique le directeur délégué de l'orchestre, Olivier Frank, mais cela ne nous y donnera pas de droit d'utilisation exclusive.» La Salle philharmonique sera gérée par sa propre structure administrative, indépendante de l'OPL. Selon le voeu du gouvernement, le projet de loi afférent à l'organisation et aux frais courants de la Salle philharmonique, structure de l'établissement public, sera élaboré parallèlement à celui du projet de construction afin que les instances législatives puissent juger le projet dans toute son envergure. Devant ses collègues, la ministre Erna Hennicot-Schoepges (PCS) estima les frais d'entretien et de consommation à 55 millions de francs annuels.

Des sommes qui semblent faramineuses, considérant que déjà la Fondation Henri Pensis, gérante de l'OPL depuis son étatisation en 1996, dévore 300 millions de francs par an - plus ou moins la somme que coûterait la construction de la salle de concerts pour jeunes. L'exercice 1999 de l'OPL a été clôturé avec une perte de 32,5 millions de francs (sur les 260 millions prévus cette année-là), due notamment au renforcement «substantiel» à 87 musiciens (ils sont 98 aujourd'hui) «et au fait que l'orchestre a dû évoluer dans de petites salles, causant ainsi un manque de recettes par rapport aux années précédentes» (résumé du Conseil de gouvernement du 28 avril 2000). Le budget de l'OPL est certes confortable, estime Olivier Frank, mais ne permet pas d'extravagances pour autant.

Depuis la fermeture pour transformation de la grande salle de 941 places du Théâtre municipal, rond-point Schuman, l'équilibre financier déjà délicat des productions de concert est devenu encore plus fragile. Certaines productions, comme par exemple La Damnation de Faust au Festival d'Echternach, peuvent coûter jusqu'à trois millions de francs, gages des solistes, choeurs, etc. comprises. Si c'est pour les jouer devant quelque 600 personnes - la capacité de la meilleure salle, celle du Conservatoire, étant de 644 sièges - le compte ne pourra jamais être bénéficiaire. Une prolongation ou une reprise seraient elles aussi coûteuses, rien que par le coût des chambres d'hôtel. 

Au-delà d'un faire-valoir dans la Grande Région ou d'une ambition culturelle, les arguments en faveur de la construction d'une salle de concert sont donc aussi économiques: l'OPL indique actuellement avoir quelques 1 200 abonnés. La grande salle, avec une capacité variant entre 1 300 et 1 500 sièges participerait donc à la rentabilité financière des productions de l'OPL - en moyenne, l'orchestre compte entre 60 et 70 manifestations par an. 

Depuis son autonomie, et sous la direction de David Shallon, l'OPL  ose une orientation plus contemporaine, plus originale aussi. Si sa base reste le classique viennois (Haydn, Mozart, Schubert, Beethoven...) David Shallon ne cache guère son affinité pour la musique postromantique et moderne, voire contemporaine. «Nous ne pouvons plus faire comme si la musique classique s'était arrêtée à la fin du XIXe siècle,» affirme Olivier Frank, et que même dans cette période-là, il faut chercher plus loin que les 200 à 300 pièces du répertoire archi-connues. Aller au-delà de la Neuvième de Beethoven, oser chercher des morceaux tombés dans l'oubli, des oeuvres contemporaines. L'OPL s'est d'ailleurs spécialement démarqué en jouant des morceaux de compositeurs luxembourgeois vivants, comme Lenners et Mühlenbach. Selon Olivier Frank, seule une programmation courageuse et spécialisée peut conférer une identité à l'OPL dans un environnement de plus en plus concurrentiel. 

Dans la Salle philharmonique, l'OPL toutefois ne sera pas seul. La grande salle, il devra la libérer pour les orchestres invités, par exemple les Soirées de Luxembourg.

Il pourra alors déménager dans la salle de musique de chambre modulable. D'une capacité de 300 sièges, cette salle pourra aussi être transformée en salle de répétitions d'un grand orchestre - sans toutefois pouvoir accueillir de public en ce cas. Si la grande salle sera le joyau, le coeur même du bâtiment de Christian de Portzamparc, comme incrustée, planant dans le bloc central entouré des 827 fines colonnes portant le toit, la salle de musique de chambre s'installera dans le deuxième volume, adjacent mais opaque, comme un mouchoir qui serait tombé là par hasard. Les principaux bénéficiaires de cette salle seraient des ensembles comme les Solistes européens (SEL) de Jack-Martin Haendler. Eugène Prim, président des SEL, se félicite de la consctruction d'une salle de concert et espère que les organisateurs de concert profiteront de l'occasion pour mieux coordonner leurs manifestations.

Au-delà de l'esthétique, ce sont les considérations acoustiques qui dictent l'aménagement des salles. Ainsi, après l'idée initiale d'installer une salle de musique électro-acoustique au dernier étage, les récentes modifications l'ont transférée au sous-sol, pour des raisons d'acoustique justement. Si une salle adéquate pour la musique classique et les grands ensembles fait actuellement défaut, le Luxembourg ne dispose surtout d'aucun endroit pour accueillir et encourager la création de pointe dans le domaine de la musique contemporaine, alors que des ensembles spécifiques se sont créés, comme l'asbl Pyramide, autour du compositeur Claude Lenners. Cette salle accueillerait jusqu'à 150 personnes, ce qui est largement suffisant pour la musique expérimentale, et serait équipée de tout le matériel informatique de pointe nécessaire aux productions, mais aussi aux enregistrements. De la même façon, la grande salle sera équipée pour l'enregistrement de disques, dans laquelle l'OPL est bien lancé. 

Gérard Mortier, directeur du Festival de Salzbourg et président du jury du concours d'architecture, se félicita en mars 1997 du courage de l'État luxembourgeois de vouloir ouvrir un lieu culturel alors que partout ailleurs en Europe, les mouvements allaient plutôt dans le sens inverse. Depuis, il a été associé au brainstorming pour l'élaboration des projets pour la future maison. Ainsi a-t-il entre autres participé à une journée entière de réflexion au château de Bourglinster, où il recommanda aux futurs responsables de ne pas se borner à la seule musique classique, mais de s'ouvrir sur d'autres musiques, comme le jazz, la world music, etc. afin de réellement animer le lieu. S'il traverse actuellement une phase de pénurie de salles, le monde de la musique que les Allemands appellent sérieuse pourra choisir entre une multitude de salles de concert d'ici 2005: Ettelbruck devrait ouvrir son Centre des arts pluriels avec une belle salle de concerts au cours de cette année, le Théâtre municipal devrait achever sa transformation en 2003 (bien que sa grande salle reste avant tout une salle de théâtre), puis suivra encore une nouvelle salle à Echternach. 

Ce qui est étonnant, c'est que l'idée même d'une salle de concerts philharmoniques semble être largement acceptée dans l'opinion publique. Parce qu'une majorité connaît, beaucoup écoutent et apprécient cette musique souvent populaire (par les pubs, les Hymnes à la joie et autres bandes sonores de films), tout se passe comme si les discussions allaient rester sereines. Sauf peut-être pour le coût. Non loin de là place de l'Europe, I.M. Pei, en train de construire, se rappelera...

josée hansen
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