Projet d'André Heller à Esch/Alzette

Pour une option urbanistique

d'Lëtzebuerger Land vom 18.01.2007

Une centenaire s'est décidée pour une cure de jouvence. Et la médecine moderne aidant, la voici caressant l'espoir d'une descendance. La ville d'Esch-sur-Alzette aura de nouveaux quartiers, et l'immigration industrielle de ses débuts sera relayée par davantage de cosmopolitisme, par des employés et des étudiants venus de toutes parts. Architectes, entrepreneurs, promoteurs, vont s'en donner à cœur joie pour occuper les terres jadis pourvoyeuses de richesse pour le pays entier, aujourd'hui à l'abandon en attendant ce futur qu'on promet studieux et florissant. Cependant, notre centenaire traîne avec elle son vieux corps. Un visage sillonné de rides, marqué par le temps et les atteintes des hommes. Un centre qu'elle voudra plus souriant, plus accueillant. Où il s'agira par exemple de reconquérir de l'espace, là où on avait laissé les voitures se glisser et se propager. Le temps n'est plus, où elles étaient les bienvenues jusque dans le cœur des villes. Aujourd'hui, on dirait une infection de la peau, un visage gangrené. Alors, pour le moins, faute de changer de corps, de face, on pense à se farder. On s'inventera des joues plâtrées de fard, des lèvres brillantes. On séduira. Et pour commencer, on se laissera très vite séduire soi-même par tels boniments qui promettent monts et merveilles, une jeunesse éternelle. Remède de charlatan que le projet d'André Heller pour la place de la Résistance (Brill), poudre de perlimpinpin. Ou pour employer une tout autre image, c'est comme une tarte à la crème qu'on recevrait en pleine figure ; seulement, celle-là, on peut en effacer les traces après un mauvais gag.

1 Combien de temps André Heller a passé entre monument de la Résistance et théâtre municipal, dans les rues environnantes, difficile à dire, et le risque existe de se montrer injuste. Combien de temps il a passé penché sur une carte de la ville d'Esch-sur-Alzette ? Il ne suffit pas de s'abandonner à un enthousiasme facile, ah le théâtre, ça me connaît, et la Résistance, il y a le passé de mon père. De la sorte on réussit à toucher, on ne maîtrise guère encore l'espace entre les deux bâtiments dont l'un au moins, qu'on l'aime ou non, est si caractéristique du temps où il a été construit. La plus grosse déception face au projet vient de cette totale méconnaissance de l'espace, de son incompréhension, et le mot est à prendre ici dans son sens littéral, étymologique : ce qui n'a pas été saisi, ce dont par conséquent il n'a été tenu aucun compte. Et cela ne sert à rien de mettre après coup, autour du jardin enclos, un étoilement de lumière pour créer quelque lien avec les alentours. Pour ne rien dire des autres réalités, sociales, du quartier Brill. Il y a cette clôture de verdure, elle ne peut fonctionner en l'occurrence comme le font tels grillages pour des jardins à Paris, à Vienne, où toutes choses, boulevards, avenues, bâtiments, ont été conçues et réalisées ensemble. Le jardin de Heller est et restera étranger, bien plus, il se refermera toujours sur son étrangeté (en cet endroit). En lui-même, le jardin s'avère d'une banalité qui consterne dans son tracé. Et qu'on ne dise pas que le jeu des couleurs des fleurs va égayer la place. C'est d'urbanisme qu'il est question, la décoration, laissons-la aux maisons particulières. Abstraction faite une fois de l'engagement, en travail et en argent, qui sera nécessaire, il est vrai que dans la lutte pour l'emploi on gagnera quelques postes de jardiniers. Non, le symbolisme chinois en son milieu ne suffit pas à donner au jardin un air qui lui soit propre ; au contraire, il dénonce l'éclectisme gratuit de l'auteur. Faut-il insister sur le kitsch des deux énormes figures masquées, à nous il ne restera qu'à nous boucher les yeux ? Le kitsch, pour contredire telle affirmation qui voulait le cantonner dans la petitesse, n'est pas affaire de dimension ; allez voir du côté de l'art religieux, du saint-sulpicien, ou de l'art pompier, la même boursouflure. On a relevé la parenté avec les figures que Heller a placées dans un paysage autrichien ; copie, auto-plagiat, peu importe, elles sont inintéressantes en elles-mêmes, elles sont on ne peut plus malvenues (esthétiquement, idéellement) place de la Résistance.

2 Les raisons de s'opposer au projet ne manquent pas, elles ont été très bien résumées dans une sorte de manifeste émis par le groupe Inde­pendent Little Lies qui a appelé à une première réunion qui a eu lieu hier soir à la Kulturfabrik (www.ill.lu). À commencer, côté formaliste de l'entreprise, par constater que tout à fait dans un esprit hellérien, ce sont là jeux de prince, ou de princesse, très loin des démarches démocratiques d'un concours public. Peut-être que le souvenir de Michel Majerus, il y a un hommage à rendre à cet artiste par sa ville natale, hommage attendu depuis sa mort tragique il y a maintenant plus de quatre ans, peut-être que ce souvenir peut animer les esprits ; il me semble qu'il y a là une belle opportunité, un coup à jouer. Cette place, une fois les voitures remisées sous terre, il faut lui insuffler de la vie, et pareil élan, une œuvre de Michel Majerus est à même de le donner, je veux parler de la rampe (pour skaters) installée une première fois à Cologne, au Kunstverein, fin 2000, et reprise plus tard par le regretté Harald Szeemann pour Séville. Naguère, les places au centre des villes, des villages, rassemblaient autour d'un kiosque à musique. Là, on le ferait d'une façon toute nouvelle, contemporaine, réunissant art et vie, activité ludique des jeunes, dans une symbiose toujours voulue par l'artiste. Sur une quarantaine de mètres de long, cette rampe inscrira la couleur de ses inscriptions, balafrée sans cesse par des courses plus ou moins ordonnées. À Cologne, la rampe avait été construite à l'intérieur ; à Séville, cela pouvait se passer en plein air. Et c'est sur ce point qu'on retourne à l'aménagement de la place de la Résistance : il faudra en effet une protection contre les intempéries, il faudra d'autre par cette intégration justement qui fait tellement défaut dans l'autre projet. A priori, deux problèmes qui ne sont pas insolubles du tout. La couverture de la rampe, la plus légère possible ; sa place dans un réaménagement, dans une surface verte, dans une véritable option urbanistique. C'est le travail des architectes, des jardiniers paysagistes, et un concours public serait l'amorce d'un débat qui nous éloignerait définitivement du fait accompli. Conclurai-je sur un point passé sous silence jusqu'à ces dernières lignes : l'enveloppe financière, de près de trois millions d'euros, votée pour le parc Heller. Le coût de la construction de la rampe s'élève à quelque cent mille euros. Pour le reste, il y a tout à parier que la parcimonie sera plus grande. Mais le principal gain sera d'ordre intellectuel et esthétique.

 

Lucien Kayser
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