Entretien avec Guy Thewes, directeur des Musées de la Ville

Directeur évolutif

d'Lëtzebuerger Land du 17.05.2019

d’Land : Vous avez pris la succession de Danièle Wagener depuis le 1er septembre 2018, vous êtes historien et travaillez au Lëtzebuerg City Museum – anciennement Musée d’histoire de la ville de Luxembourg – depuis 1993. Quel nouveau directeur des deux musées de la ville êtes-vous ?

Guy Thewes : Je m’inscris dans l’évolution du musée depuis les années 1990, depuis l’ouverture du Musée d’histoire de la Ville. Dès le début, nous avons expérimenté. Certains projets ont été initiés il y a plus de vingt ans et on ne les réalise que maintenant. Par exemple, cette idée de musée interactif et multimédia, nous l’avions dès le départ avec des tentatives qui s’apparentaient à de la science-fiction à l’époque – et qui fonctionnaient plus ou moins (rires), comme ces fauteuils interactifs, ou ces badges qu’on distribuait aux visiteurs et qui les reconnaissaient par leurs noms et prénoms. Et bien, la nouvelle application mobile Lëtzebuerg City Museum que nous venons de lancer et que chacun peut télécharger réalise tout ce dont on a rêvé il y a vingt ans.

Et puis il y a la façon de raconter l’histoire. Là aussi on expérimente sans cesse. En ce qui me concerne, c’est déjà la troisième fois que je réalise une exposition permanente sur l’histoire de la ville de Luxembourg. Une première fois en 1996, puis en 2006, et enfin en 2017. Or notre philosophie depuis toujours c’est que le passé est relié au présent. Il faut donc se renouveler sans cesse, trouver de nouveaux axes… Et bien sûr, l’équipe change aussi. Les nouveaux collaborateurs apportent de nouvelles idées. Cette multi-perspectivité est essentielle selon moi.

Concernant les collections des deux musées de la Ville, comment les voyez-vous évoluer ?

La Villa Vauban et le Lëtzebuerg City Museum sont deux musées différents, chacun son style. L’idée de départ de la Villa Vauban, c’est d’être un musée d’art à partir de donations de collections qui remontent au XIXe et au XXe siècle. L’objectif de ce musée est de communiquer un plaisir esthétique mais aussi une expérience de l’art. Nous alimentons cette collection historique par une politique d’acquisition qui vise à la compléter et à l’enrichir. Nous essayons –avec nos moyens – de continuer la logique d’acquisition d’un Pescatore ou d’un Léo Lippmann. Grâce à des prêts, nous relions toujours nos œuvres à d’autres collections nationales ou étrangères. L’autre mission de la Villa Vauban est de gérer les achats que fait la Ville de Luxembourg aux artistes contemporains dans un souci de soutien de la création d’aujourd’hui. Cet art est souvent destiné à l’espace public, extérieur ou intérieur.

En ce qui concerne le Lëtzebuerg City Museum, l’objectif est tout autre. La Ville a souhaité créer un musée pour pouvoir raconter son histoire. C’était au début des années 1990, une période de mutation, d’expansion économique, démographique et urbaine. D’où ce besoin de savoir d’où on vient pour comprendre où on va. À l’époque, il n’y avait pas de collections : nous avons commencé à monter des expositions à partir de prêts, puis à acquérir progressivement des objets, surtout du XIXe siècle car les plus anciens étaient déjà dans d’autres musées ou aux archives. Peu à peu, on a développé tout cela, récupéré des objets chez les particuliers, les magasins traditionnels ou les entreprises… L’objet original est important, il raconte des histoires, et c’est cela qui nous intéresse. D’object driven museum, on évolue aujourd’hui vers le subject driven museum. L’ensemble des collections c’est environ 30 000 objets dont trois à quatre mille œuvres d’art. Notre budget d’acquisition annuel nous permet de les compléter. Parfois, lorsqu’une occasion exceptionnelle se présente, le conseil échevinal nous accorde un budget à part comme ça a été le cas tout récemment pour l’achat d’une série d’affiches historiques sur l’Europe. Nous travaillons aussi beaucoup avec les Amis des Musées qui nous aident aussi à enrichir nos collections.

Voilà précisément l’un des challenges de mon directorat : les objets et la question du dépôt. Derrière l’exposition et le public, il y a la conservation. Nous devons évoluer en termes d’espace, de lieux qui doivent être adaptés climatiquement et techniquement, mais aussi d’ateliers de restauration, en augmentant éventuellement le nombre des restaurateurs. C’est le projet des cinq à dix prochaines années, il faut trouver des solutions. Et il y a aussi la digitalisation des collections. Elle est déjà en cours, on a photographié nos collections, on les a bien inventoriées, maintenant il faut optimiser tout cela pour pouvoir les mettre en ligne en libre accès. Les bibliothèques ont déjà un réseau commun (bibnet.lu). Nous les musées, nous devons aller vers cette ouverture.

En 2017, le Musée d’histoire de la ville de Luxembourg est devenu Lëtzebuerg City Museum. Nouveau nom, nouveau directeur, une page se tourne ? Qu’avez-vous voulu spécifier par ce changement de nom ?

Le changement de nom s’est fait sous Danièle Wagener déjà. Maintenant nous sommes un « city museum », c’est comme un label utilisé au niveau international. Cela veut dire « in the city, about the city et for the city » : nous sommes connectés à la ville, son passé, son présent et même son avenir. Notre nouvelle exposition permanente comporte une maquette qui montre la ville actuelle, avec les projets architecturaux des années à venir. On travaille beaucoup avec les services de l’urbanisme, la coordination culturelle : on relève du city branding. Bien sûr, nous sommes aussi un outil touristique, nous avons une belle collaboration avec le LCTO. C’est tout cela, cette multitude de missions, que devait refléter ce changement de nom. Ce musée n’est pas seulement un conservatoire de l’histoire de la ville, il est résolument tourné vers le présent et l’avenir.

Parlez-nous de vos publics. Qui sont-ils ? Là encore, avez-vous remarqué une évolution ?

En 2018, nous avons pratiquement doublé notre nombre de visiteurs au Lëtzebuerg City Museum. Nous tournions autour 40 000 visiteurs, désormais on a dépassé les 60 000. Parmi eux, entre 20 000 et 30 000 sont des groupes de touristes qui veulent commencer leur visite de la ville par un aperçu rapide. Comme l’année prochaine nous fêtons les 25 ans de l’inscription au patrimoine de l’Unesco de la forteresse de Luxembourg, nous avons le projet pour la fin de l’année de devenir le « visitor center », là où on pourra rapidement s’informer. Puis viennent les nouveaux résidents, ces citoyens étrangers qui constituent près de 70 pour cent de la population. Et enfin les Luxembourgeois de souche qu’on essaie d’attirer surtout avec les expositions temporaires en jouant sur les principes de nostalgie, de bons souvenirs... Comme l’exposition Ons Schueberfouer, qui commence ce week-end.

Pour ce qui est de la Villa Vauban, elle attire moins de touristes car elle est moins intégrée dans les circuits touristiques. On parle de 20 000 à 30 000 visiteurs par an. Là notre public c’est vraiment le public indigène, le public résidant en ville. Les internationaux qui travaillent ici – cette multiculturalité qui caractérise la ville – sont des aficionados de l’art international, ils sont très friands de ce genre de musées d’art. Ils y organisent aussi les anniversaires de leurs enfants, ou viennent pique-niquer sur les pelouses le dimanche… Il y a un public traditionnel luxembourgeois bien sûr, mais c’est principalement les familles qui sont au rendez-vous. C’est pourquoi ces dernières années, nous avons essayé de développer cet axe de musée pour tous, y compris pour les publics à besoins spécifiques.

Bien sûr, nous cherchons sans cesse à attirer de nouveaux publics. L’aspect « event » (un concert, un pique-nique…) permet de faciliter le franchissement du seuil du musée. Tous les moyens sont bons pour attirer un public qui s’ignore. Ensuite on peut communiquer et débattre de choses plus sérieuses. Un concert à la Villa Vauban apporte un nouveau regard sur l’art, touche un autre sens. On ne veut surtout pas être un temple rempli de trésors qu’on ne peut pas toucher et où les gens craignent d’entrer. Certains publics nous échappent encore. Les clivages sociaux augmentent. Il y a plus de très riches, plus de très pauvres, les classes moyennes rétrécissent : comment toucher les classes les plus populaires ? C’est un autre de mes chevaux de bataille pour les années à venir...

En tant qu’homme de musées au XXIe siècle, pouvez-vous définir le rôle social du musée aujourd’hui ? 

Le musée est un lieu d’intégration. Le Luxembourg évolue extrêmement vite, on constate une accélération de l’évolution économique, sociale, urbaine et dans beaucoup de domaines. La population qui augmente, la mobilité qui en découle, les migrations affectent tout particulièrement le Luxembourg. C’est vraiment une globalisation de la ville, du pays en entier qui s’opère. Et c’est là précisément qu’il y a un grand besoin de musée. Les sociétés traditionnelles qui n’évoluent pas n’ont pas besoin de musées. Le musée est né avec la Révolution française et le principe de changement. Quand l’évolution est si rapide, ce sont les musées qui assurent une certaine continuité, ils permettent ainsi aux gens de trouver leur place, de se sentir intégrés dans ce changement. Au Luxembourg où la société est si multiculturelle et mouvante, les musées sont des points d’intégratios. Et de ce point de vue, le musée d’art a la même vocation que le musée d’histoire : par son travail, l’artiste amène le public qui regarde son œuvre à se situer par rapport à cette modernité. Ses œuvres sont autant de réflexions sur la société contemporaine. C’est une mission sociale importante à accomplir.

Romina Calò
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