Roumanie et Hongrie

La bataille du gaz de la mer Noire

d'Lëtzebuerger Land vom 27.07.2018

Sa couleur bleu foncé lui a valu le nom de « mer Noire ». Sur la côte roumaine, bétonnée par feu le dictateur Nicolae Ceausescu, les quelques maigres activités touristiques n’ont pas dénaturé le paysage. Cette mer très salée, au point que l’on sent le sel sur les lèvres si l’on reste quelques secondes devant elle, contient des trésors qui font monter la tension entre la Roumanie et la Hongrie. Quelque 170 kilomètres au large des côtes, les spécialistes de la société américaine Exxon Mobil ont découvert en 2012 une réserve de 84 milliards de mètres cubes de gaz. Les prospections ont continué et la Roumanie compte actuellement sur 200 milliards de mètres cubes de gaz dans la mer Noire. « Nous pourrons bientôt produire plus que ce que l’on consomme, affirme Dan Stefanescu, directeur du département de prospections de la société Romagaz. L’exportation de gaz est notre priorité. »

Le 9 septembre 2016, la Commission européenne et les ministres de l’Energie de la Roumanie, Hongrie, Bulgarie et de l’Autriche ont signé un accord de coopération régionale pour la construction du gazoduc BRUA conçu pour renforcer l’indépendance énergétique de l’Europe. « Nous sommes en train de mettre en place un réseau, a déclaré à l’époque Miguel Arias Canete, commissaire européen à l’Energie et au climat. Non pas un grand gazoduc traditionnel, mais de plus petits gazoducs qui permettent au gaz de s’écouler dans les deux sens sur les axes nord-sud et est-ouest. La région disposera de plus de sources d’énergie à des prix plus abordables. » Le BRUA permettra de connecter l’Europe centrale et orientale aux gisements du plateau roumain de la mer Noire.

En Roumanie, le gazoduc s’étirera sur 528 kilomètres. Le coût total du projet est estimé à 478 millions d’euros dont 180 millions ont été déboursés par Bruxelles. À partir de 2019, le réseau BRUA devrait acheminer le gaz de la mer Noire jusqu’en Autriche qui pourra à son tour le diriger vers l’ensemble de l’Europe de l’Ouest. Mais ce conte de fées touche à sa fin depuis que la Hongrie a changé d’avis. Réputée être le cheval de Troie de la Russie en Europe centrale et orientale, la Hongrie veut changer la donne du projet BRUA et souhaite en profiter pour son propre compte. Le gouvernement de Budapest ne veut plus construire sa part du gazoduc jusqu’à la frontière autrichienne. « Nous n’avons plus besoin de ce gazoduc parce que nous avons déjà notre propre infrastructure, affirment les représentants de la société hongroise de livraison de gaz FGSZ. Ce projet ne fait que repousser l’approvisionnement en gaz de la mer Noire jusqu’en 2024. »

La Hongrie demande à la Roumanie de lui livrer son gaz qu’elle va dispatcher elle-même aux autres pays d’Europe centrale. Bref, les gros bénéfices de la distribution du gaz de la mer Noire doivent rester en Hongrie. Les perdants dans cette affaire : la Roumanie, qui a déjà investi dans sa part du gazoduc, l’Autriche qui se voit enlever sa part du gâteau et les autres pays européens qui auraient pu bénéficier du gaz roumain à un prix très compétitif. Le grand gagnant : Gazprom et la Russie qui continuera d’exercer son influence géopolitique dans la région en jouant sur le gaz. Le premier ministre hongrois Viktor Orban a pris ses distances avec l’Union européenne et privilégie sa relation avec le président russe Vladimir Poutine. La nouvelle politique de la Hongrie oblige la Roumanie à revoir à la baisse ses ambitions de devenir un exportateur d’énergie.

La Roumanie s’enorgueillit de la place qu’elle a occupée au XIXe siècle sur la carte mondiale des hydrocarbures. En 1857, le pays démarrait en première mondiale l’exploitation industrielle du pétrole, Bucarest devenant la première capitale à utiliser le pétrole pour l’éclairage public. La Roumanie, dont l’Allemagne s’était fait une alliée, a alimenté la machine de guerre nazie et, après la Deuxième Guerre mondiale, avait été contrainte d’envoyer son pétrole vers l’Union soviétique. Quant au gaz, les Roumains l’ont découvert dès 1909 et cinquante ans plus tard sont devenus les premiers exportateurs de gaz en Europe.

La Roumanie est actuellement le seul pays d’Europe centrale et orientale qui peut assurer son indépendance énergétique. Les autres pays restent dépendants du gaz russe et Moscoue en profite pour maintenir son influence dans la région. N’étant pas dépendante du gaz russe, la Roumanie veut rester ancrée dans l’Europe occidentale et privilégie la relation avec les États-Unis. Aujourd’hui, la Roumanie est le troisième producteur de gaz en Europe après les Pays-Bas et la Grande-Bretagne. « La Roumanie a fait des progrès et le projet BRUA devrait être opérationnel fin 2019, a déclaré Miguel Arias Canete. C’est un projet très important avec des bénéfices énormes. J’espère que les problèmes entre la Hongrie et les autres pays qui participent à ce projet seront réglés d’une manière intelligente. »

À Bucarest, les autorités ont pris des mesures pour accélérer le projet. Le 16 juillet, le parlement roumain a adopté un projet de loi créant de nouveaux impôts sur les revenus des sociétés qui produiront du gaz en mer Noire, notamment l’américain Exxon Mobil et l’autrichien OMV Petrom. « La Roumanie est en passe de devenir l’un des rares pays au monde indépendant d’un point de vue énergétique, affirme Liviu Dragnea, le chef du parti de gouvernement social-démocrate. Les recettes pourront s’élever à environ 34 milliards d’euros. » Une somme alléchante qui explique bien la pomme de la discorde entre la Roumanie et la Hongrie.

Mirel Bran
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