Communication et image de marque : Un entretien avec Philippe Poirier

Le Luxembourg est victime de fantasmes économiques

d'Lëtzebuerger Land du 21.06.2013

d’Lëtzebuerger Land : Comment les Luxembourgeois perçoivent-ils leur pays ? Quel est leur degré de confiance dans leurs institutions ?

Philippe Poirier: D’après les dernières enquêtes d’opinion réalisées par l’Eurobaromètre et par l’institut d’études luxembourgeois TNS-ILReS, les sentiments des citoyens luxembourgeois, toutes classes confondues, sont très contrastés. D’un côté, ils ont une grande confiance dans leurs institutions et la capacité du Luxembourg à innover et s’adapter à la globalisation. Ils sont confiants dans leur avenir et estiment d’une certaine manière qu’ils n’ont de leçons à recevoir de personne. De l’autre, ils pensent que le grand-duché n’est plus entendu ni compris au sein des institutions européennes comme ce fut le cas autrefois. Ils manifestent une certaine méfiance à l’égard de l’Union et adoptent une position de repli national. Ainsi, des sondages ont révélé que plus de 60 pour cent des Luxembourgeois étaient pour la préférence nationale dans le monde du travail.

Ces opinions mitigées sont d’autant plus fragiles qu’elle reposent en grande partie sur de fausses appréhensions de la réalité. Les Luxembourgeois éprouvent à la fois un enthousiasme débordant, voire irréel, pour la performance de leur modèle économique et sous-estiment grandement l’influence du Luxembourg au sein de l’Union, surtout si l’on tient compte du poids réel et démographique et politique du pays.

Pourquoi les Luxembourgeois s’estiment-ils être incompris au sein de l’Union ? Quelles sont les principales critiques qui leur sont adressées ?

Il faut distinguer trois niveaux de critiques. Le premier concerne la place financière et son image récurrente de paradis fiscal. Le gouvernement en est conscient et a mis en place différentes stratégies visant à démontrer que le pays n’est pas limité à la seule place financière. Je citerai pêle-mêle la création de l’Université de Luxembourg en 2003, l’organisation des Jeux des petits États d’Europe en 1995 et, plus récemment, en mai 2013, l’élection du Luxembourg à un siège de membre non-permanent au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies pour la période 2013-1014, ainsi que l’importante politique d’aide au développement avec près de 1,6 pourcent du PIB.

En revanche, le gouvernement et l’ensemble des citoyens sont sourds à la critique selon laquelle le modèle luxembourgeois repose sur un État-nation qui protège ses nationaux par une trop grande place accordée à la fonction publique et à ses revendications salariales. Tous les Luxembourgeois ne seraient que des fonctionnaires. Nous ne sommes pas loin de la réalité quand on examine les derniers chiffres. Aux dernières élections législatives de 2009, 59 pour cent des électeurs travaillaient dans la fonction publique ou apparantée. Aujourd’hui, la barre des 63 pour cent a été dépassée. En moins de quatre ans, plus de quatre pourcent des nouveaux électeurs sont des fonctionnaires ou travaillent dans les secteurs dépendant de l’État et des communes. Cette situation détériore beaucoup l’image du pays qui apparaît comme replié sur lui-même et xénophobe dans le sens classique du terme.

Enfin, l’insolente réussite économique du Luxembourg par rapport à ses grands voisins suscite des jalousies. Le pays serait supposé être trop riche et adopter une attitude égoïste par rapport aux autres. Combien de fois des voitures portant des plaques d’immatriculation luxembourgeoise n’ont-elles pas été victimes d’incivilités dans les pays limitrophes ou même plus loin en Europe ?

Les résidents étrangers, qui représentent près de la moitié de la population totale au Luxembourg, n’essuient-ils pas eux aussi des reproches ?

Tout à fait. Les résidents étrangers au Luxembourg sont blâmés par leurs nationaux dans leur pays d’origine. On les accuse de faire de l’évasion fiscale, de fuir leurs responsabilités, d’être en position d’attente pour prendre les meilleures places dans les institutions européennes et, de façon générale, de réussir dans leur pays d’accueil. Ils vivent ces accusations comme une injustice, parce qu’à une écrasante majorité, ils sont venus au Luxembourg tout simplement pour y chercher un emploi. Vu de l’étranger, le Luxembourg est considéré comme un pays qui mène une politique fiscale agressive d’attractivité vis-à-vis des autres économies européennes et tous ceux qui s’agrègent à son économie sont considérés comme des profiteurs ou des lâches au moment où la crise frappe de plein de fouet certains pays européens. Il faudrait retourner l’argument. C’est l’incurie politique et économique de nombreux gouvernements en Europe qui poussent des Européens à quitter leur pays, souvent à contre-cœur.

Quels sont les facteurs ayant entraîné une dégradation aussi rapide de l’image du pays ?

Tout a commencé fin des années 1990 et début des années 2000, lorsque des rapports sur la question fiscale ont été produits dans des pays comme le France et l’Allemagne. Il suffit de se rappeler les propos très durs de la presse étrangère à l’égard du Luxembourg lors du Conseil européen de Feira en juin 2000, qui prévoyait l’abandon du secret bancaire en 2015. Cinq ans plus tard, lors du référendum sur la Constitution européenne, le petit oui des Luxembourgeois – à peine 56 pour cent ! – n’a absolument pas été compris par les autres États membres. La crise financière de 2008 a accéléré le processus en surmédiatisant le cas luxembourgeois dans les opinions publiques européennes. Il fallait trouver des boucs-émissaires et le Luxembourg, petit État de surcroît, fut bien vite l’objet de fantasmes économiques comme étant le royaume du paradis fiscal et du blanchiment d’argent. Des déclarations verbales d’une violence inouïe ont fleuri çà et là, notamment de la part du ministre allemand de l’Économie allemande de l’époque et du président de la Commission des finances en France. Ces propos ont été repris dans toute la presse européenne et mondiale et ont encore un peu plus accentué l’image négative du pays.

Face à cette surmédiatisation qui a placé le Luxembourg dans une position délicate, la réponse du gouvernement a été beaucoup trop faible. Les élus de ce pays ne sont absolument pas équipés pour la communication politique et institutionnelle d’aujourd’hui. Souvenez-vous comment la journaliste française Elise Lucet, dans son émission Cash Investigation de mai 2012, a pu facilement mettre en boîte un Luc Frieden pas du tout préparé à ce type d’interview.

Que proposez-vous pour améliorer l’image de marque du Luxembourg ?

J’ai déjà évoqué plus haut les diverses stratégies de diversification visant à ne pas limiter le grand-duché à la seule place financière. Mais il y a plusieurs autres pistes possibles. La première est d’abandonner la simple stratégie marketing pour une véritable communication politique. Les membres du gouvernement doivent comprendre que les enjeux de la communication se situent à présent à un niveau mondial et impérativement renforcer leur présence sur les médias anglophones. Rares sont les dirigeants politiques ou économiques de ce pays capables de passer sans problème sur des chaînes internationales comme BBC World, qui constituent de formidables caisses de résonance dans le monde entier. Il faut également investir dans les nouveaux médias comme les réseaux sociaux. Et ce n’est pas une question de taille ou de moyens. En Belgique, la Région flamande est massivement présente sur ces médias depuis plus de quatre ans.

La deuxième piste consiste à améliorer le système éducatif en matière de connaissances économiques. Dans tous les pays de l’Union, l’opinion publique est dépourvue de toute culture économique, ce qui pénalise encore plus le Luxembourg. Que celui-ci fasse quelque chose de bien ou quelque chose de mal, les gens n’y comprennent rien, car ils n’ont pas les connaissances fondamentales sur la manière dont est structurée l’économie aujourd’hui. Et le Luxembourg ne fait rien pour renverser la vapeur. Au contraire, le pays produit de lui-même un discours anti-économique et les jeunes d’ici s’intéressent d’autant moins au monde financier qu’ils sont quasiment assurés de trouver une emploi dans la fonction publique. J’enseigne notamment dans le Bachelor Sciences économiques et gestion et je suis parfois surpris de constater à quel point mes élèves sont incapables de répondre à des questions de base. Ils ignorent à quoi sert la place financière et ne savent pas comment fonctionnent aujourd’hui les réseaux économiques et financiers dans un marché intégré comme l’UE !

Le grand-duché pourrait également s’appuyer sur sa nombreuse communauté étrangère et toutes les entreprises étrangères installées sur son sol et aux ramifications mondiales. Pourquoi ne pas faire des déclarations communes avec des élus de la Sarre, de la Wallonie ou de la Lorraine ? Ceux-ci sont tout aussi concernés par l’image de marque du Luxembourg. Pourquoi ne pas demander, par secteur d’activité, à ce que des professionnels, étrangers ou pas étrangers, s’investissent dans des organisations internationales et nationales ? Ceux qui sont en position de décider aujourd’hui au Luxembourg doivent comprendre qu’il y va de l’intérêt du pays de mieux associer, et particulièrement en termes de communication politique et de marketing économique, les étrangers – résidents ou frontaliers – parce qu’ils sont sur le même bateau et s’identifient au Luxembourg. Le pouvoir économique doit rejoindre le pouvoir politique et vice-versa.

Stéphane Etienne
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