Le droit d’auteur en question (5)

Connaissance = sagesse

d'Lëtzebuerger Land du 04.05.2006

D'aucuns estiment que l'être humain dans sa « version » actuelle du Homo sapiens sapiens n'est pas capable de gérer convenablement le changement global auquel il assiste à l'heure actuelle alors que – de par sa faculté cognitive et ses outils technologiques – il se veut supérieur à toute autre espèce connue. En ce qui concerne le diagnostic de la métamorphose, nous commençons tendrement à réaliser que la société de l'information dans laquelle nous vivons et que l'Union européenne a placée sous l'égide très ambitieuse de la « stratégie de Lisbonne » ou encore de « i2010 », constitue en fait une société caractérisée par un recul rapide et continué des limites de la pensée traditionnelle, alors que démographiquement, géographiquement et technologiquement, l'espèce humaine est en quelque sorte de plus en plus « concentrée » d'une manière qui la force à réagir globalement. Au cours de ce processus et en termes économiques, l'information est en passe d'intégrer les facteurs de production classiques, tels le sol, le travail et le capital. L'information et le savoir deviennent ainsi le générateur essentiel de nouvelles richesses, a priori inépuisables et inoffensives écologiquement, de sorte que la part de l'économie de l'information au produit intérieur brut de l'Union européenne approche déjà actuellement six pour cent et devrait atteindre d'ici l'an 2030 entre trente et quarante pour cent ! Il apparaît clairement que les activités de la population active liées directement ou indirectement à la production (l'industrie) et la distribution (le commerce) de l'information sous toutes ses formes (produits et services) ne cessent de croître et de se substituer à d'autres activités humaines traditionnelles. Il semble donc évident que les acteurs politiques, économiques, culturels et sociaux responsables au sein de cette « société de l'information » naissante doivent s'intéresser à ceux et à celles qui créent le contenu, à savoir les travailleurs intellectuels que sont les auteurs de textes scientifiques et littéraires, de logiciels informatiques, de musique, d'œuvres audio-visuelles, d'œuvres picturales… Et nous pourrions continuer longuement la liste des créateurs de la société cognitive. Dans la mesure où cette économie de l'information est incontestablement sur le point de devenir un secteur économique prédominant, il y a lieu de reconnaître que ce dernier contribue de toute évidence et d'une manière croissante aux revenus fiscaux et sociaux des États et autres collectivités ainsi qu'à la création d'emplois. Voilà pourquoi le respect de la propriété intellectuelle, le respect donc de l'effort immatériel de l'auteur-créateur et de son éditeur, est devenue une conditio sine qua non de la société du savoir et en constitue en quelque sorte l'épine dorsale. Or, c'est précisément ce respect de la propriété intellectuelle qui a beaucoup souffert ces derniers temps, de sorte qu'il devient urgent que les autorités publiques et les auteurs et éditeurs eux-mêmes fassent entendre leur voix, afin de faire réussir la fameuse « stratégie de Lisbonne », elle aussi essentiellement fondée sur le facteur de production « connaissance » et donc l'information travaillée et retravaillée. Au Grand-Duché de Luxembourg, comme ailleurs dans le monde, les intérêts en matière de droits d'auteur d'un nombre croissant d'auteurs et d'éditeurs sont entre autres représentés par des organismes dits de gestion collective de droits intellectuels. Ces structures, autorisées et contrôlées par le ministre de l'Économie et fonctionnant souvent comme associations sans but lucratif, protègent un nombre de plus en plus important de droits intellectuels, tels par exemple le droit de « copier » ou de prêter des œuvres textuelles ou autres. Ces sociétés  permettent à l'auteur/éditeur ou à ses héritiers (les « ayants droit ») de faire valoir les multiples droits de propriété intellectuelle liés à ses œuvres, non seulement au Luxembourg mais aussi à l'étranger, ce qui serait quasiment impossible et très coûteux si telle gestion était individuellement assurée par l'ayant droit. Plusieurs types de sociétés de gestion existent au Luxembourg en fonction du genre des œuvres dont les ayants droit leur ont confié, soit par mandat légal, soit par mandat volontaire, la gestion de droits de propriété intellectuelle. Alors que l'Algoa gère des droits d'œuvres audio-visuelles et la Sacemlux ceux d'œuvres sonores, il appartient à Luxorr de protéger les droits des auteurs et éditeurs d'œuvres littéraires et assimilées. Luxorr (Luxembourg Organization For Reproduction Rights) a commencé ses opérations en automne 2005, suite à la transposition d'une directive de l'Union européenne de 2001 sur les droits d'auteur dans la société de l'information en droit national. Dans le cadre de son autorisation ministérielle, elle assume deux missions. La première concerne la gestion proprement dite de droits d'auteur et consiste essentiellement à autoriser les utilisateurs publics et privés nationaux et européens (administrations, entreprises, organisations…) à effectuer des copies reprographiques (par photocopieur, télécopieur...) ou digitales (par scanner) à travers un contrat de licence de reproduction. Cette licence permet à l'utilisateur de légaliser sa reproduction d'œuvres écrites (livres, journaux, autres périodiques…) et picturales fixes (photographies, illustrations…) et d'éviter ainsi les sanctions conséquentes prévues dans la toute nouvelle loi de 2004 sur le droit d'auteur. Complémentairement à cette contribution pour reproduction publique/professionnelle, Luxorr collectera sous peu les redevances légales pour droits d'auteur dues dans le contexte du prêt public de telles œuvres et, plus tard, celles que la loi énonce pour compenser la perte de revenu des auteurs et éditeurs suite à la reproduction de leurs créations dans le cercle privé de la vie non-professionnelle. La quasi-totalité des contributions ainsi collectées sera alors redistribuée aux ayants droits, déduction faite d'une obole destinée à l'aide à la création culturelle et des frais de fonctionnement de l'association. La deuxième mission de Luxorr consiste à communiquer et à dialoguer, à informer et à sensibiliser les parties intéressées quant à l'importance de la propriété intellectuelle en général et plus précisément des droits d'au-teur. Ainsi, les présentes lignes font, elles-aussi, partie d'une véritable stratégie de communication qui – en attendant une plate forme natio-nale de la propriété intellectuelle – entend placer le respect de l'industrie intellectuelle innovante dans le contexte mérité des réflexions de la Tripartite, visant entre autres à replacer le Grand-Duché de Luxembourg sur l'échiquier mondial de la société de l'information et à en faire une terre de prédilection pour les investissements dans l'industrie, le commerce et les services du contenu respectivement les technologies de l'information et de la communication qui en sont dépendantes alors qu'elles en tirent leur seule et unique raison d'être. Telle communication est hautement indiquée, alors que l'estime de la création des richesses et revenus publics et privés engendrés par l'économie de l'information a souffert ces derniers temps dans la mesure où la prolifération des moyens techniques a facilité la contrefaçon et, partant, la reproduction illicite, que ce soit de biens immatériels, de produits bien physiques ou encore de biens et services dont la valeur combine le physique et l'idéel. En décrivant la valeur croissante de la propriété intellectuelle et des droits d'auteur, il importe de rompre radicalement et rapidement avec les propos populistes qui confondent la liberté d'accès à l'information (free access) avec la gratuité de cette même information (access for free). Heureusement, nos démocraties de l'Ouest proposent aujour-d'hui une offre très large et très diversifiée des multiples produits de l'information, que ce soit dans les magasins traditionnels ou les commerces électroniques, que ce soit dans l'enceinte de l'enseignement ou encore dans les fonds documentaires des nombreux établissements de prêt accessibles au public. Affir-mer dans ce contexte que le prix de ces informations est tellement prohibitif que les citoyens défavorisés ne peuvent plus y avoir accès et que la qualité de l'enseignement et de la recherche en souffrent profondément revient à méconnaître (sciemment ou non) que l'économie de l'information crée de plus en plus d'emplois et contribue de plus en plus à la redistribution fiscale et sociale des revenus de la population active. Si la solidarité sociétale ou des politiques sectorielles peuvent décider de réduire les prix de l'information dans l'intérêt de certains destinataires et dans le cadre de certaines activités, ceci relève de propos défendables et a priori légitimes qui ne doivent cependant pas pénaliser les efforts du nombre croissant des acteurs qui en sont les propriétaires légaux, à savoir les auteurs et les éditeurs. En clair : le prix de l'information ne peut être « réduit » que dans la mesure ou le différentiel éventuel au profit du bénéficiaire, serait-il vraiment désavantagé, est cofinancé par une contribution solidaire, une sorte de « cotisation sociale » comme elle existe pour toute autre « mesure sociale ». Si un vrai dialogue, une sincère communication est recherchée par les parties, il est grand temps de communiquer sur la place publique que précisément la précarisation, l'insécurisation et la criminalisation sont des phénomènes exclusivement dus au choix de la société elle-même : une société qui tend à cultiver une « mentalité d'avaricité lubrique » (« Geiz-ist-geil-Mentalität »), qui revendique tout, immédiatement, sans effort et au tarif zéro, est une société sans avenir dévidée de sens. Que le respect de la propriété intellectuelle comme de la propriété tout court deviennent synonymes de respect devant nous-mêmes, devant les valeurs de notre société qui a l'ambition de devenir une société de la connaissance et, pourquoi pas, de la sagesse ! Rappelons à nous-mêmes, aux jeunes et non seulement aux jeunes, que tout a un prix, aussi et surtout l'information, et que la précarité globale de l'emploi autant critiquée par d'aucuns, est entre autres une précarité due à la voracité générale, aux copies illégales des multiples produits (de l'esprit).

L'auteur est secrétaire général de la Luxembourg Organization For Reproduction Rights (Luxorr)

 

Romain Jeblick
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