Littérature autrichienne

Viennoiseries

d'Lëtzebuerger Land vom 27.07.2018

Il y aura du monde, c’est sûr, mais pourquoi ne pas passer dans ce moment de vacances un peu de temps dans la capitale autrichienne. Ce ne sera pas de tout repos, Elfriede Jelinek dans le scénario qui date des années 1980 pour un film qui faute de moyens n’a jamais été tourné, nous entraînant dans une affaire d’amour et d’espionnage pendant la guerre froide, Hanno Millesi nous enfermant avec ses protagonistes dans les salles de musée au moment d’un attentat. Mais il y a la qualité des deux écrivains, et puis on succombera volontiers à la ville, très présente de multiples façons, pour sa « Wurschtigkeit » selon Jelinek, et il faut se garder de traduire, son « Schmäh », de même, pour les « Alte Meister » (disait Thomas Bernhard) du Kunsthistorisches Museum, cette visite et son tour inattendu selon Millesi.

D’abord, Vienne donc, et les espions qui y pullulaient à la limite des régimes, rejetés là ou revenus après la Deuxième Guerre mondiale. Tel Andzrej, un juif polonais communiste qui, on l’apprend de suite, fait du trafic de matériel électronique pour l’autre Allemagne ; il a de l’allure, et malgré son âge, peut-être même qu’il y est pour quelque chose, fait chavirer le cœur et la vie de la jeune Lisa, arrachée à ses études théâtrales et à son camarade d’université Klaus, dans la situation racinienne d’un amour non réciproque. Il faut dire que le jeunot n’a pas la même prestance, le même culot (jadis ça ne s’appelait pas encore harcèlement). Il y a quelque chose de triste quand les deux étudiants se rencontrent au Naturhistorisches Museum, Jelinek souligne, dans la « Schmetterlingssammlung » : Lisa avoue avoir peur, l’autre manque de force.

On n’est pas surpris du dénouement, du meurtre de Lisa, qui aimait tant et se sent trahie ; c’est avec de la froideur, « eiskalt ausser sich von dieser Form von äusserster Missachtung », qu’elle tue Andzrej à coups de ciseaux. Voilà pour notre trio, mais il est l’autre personnage, Vienne justement, avec son monde cosmopolite, « unverwechselbare Stadt… die als einzige in Westeuropa noch nicht amerikanisiert ist », ce qui valait peut-être à l’époque, avec un premier district érigé en secteur international alors que les quatre forces occupantes se partageaient les autres 21 districts.

Logiquement, Eine Partie Dame (Verbrecher Verlag) fait la part belle aux dialogues. Elfriede Jelinek s’en donne à cœur joie, par exemple quand Lisa et ses collègues discutent à la sortie du Burgtheater : «  Das ist klar, dass der überhaupt kein Konzept hat. Alles, was er macht, sind Effekte, die er oben draufsetzt. Er kommt nicht vom Text her ; Gags, sonst kann er nichts. Mätzchen. » De quelle pièce peut-il bien s’agir, de quelle mise en scène ?

Changement de décor, on passe au Kunsthistorisches Museum pour suivre deux adultes et quatre enfants, pas sûr que ce soit une famille. Leur visite et la nôtre sortent de l’ordinaire, les toutes premières lignes l’annoncent : « Vornehmen Wächtern vergleichbar flankierten zwei mächtige Türflügel den Übergang von einem Raum in den nächsten... » Les enfants non plus ne sont pas communs, et devant les quatre fleuves auxquels Rubens rapporte Die vier Weltteile, titre du roman paru à l’édition Atelier, on est tenté de différencier les gosses selon les quatre tempéraments. En temps normal, les adultes auraient déjà leur mal, les contenir ou les suivre dans leurs fantaisies, et là, d’un coup, la rumeur circule d’un attentat à l’entrée ; ils sont coincés à l’étage, il faut occuper les enfants et empêcher qu’ils apprennent la nouvelle.

Et c’est le défilé, d’une salle à l’autre, des chefs d’œuvre, des madones, des saints aux martyrs, au crucifié, de Raphaël et du Titien à Vermeer, et les enfants de rentrer carrément dans les peintures, et Hanno Millesi de la sorte de jeter un coup d’œil inédit, surprenant sur l’histoire de l’art. Il s’y connaît, cet ancien assistant de Nitsch, pour effacer les frontières entre l’imaginaire et le réel, l’art et le drame à l’extérieur, le passé et le présent, « umgeben von lauter gemalten, zu ewiger Geduld verurteilten Figuren, beschlich mich das Gefühl, das, was auf dem Platz vor dem Museum verarbeitet werde, sei im Grunde bereits vorbei, jedoch noch nicht zur Genüge ausgekostet, das Bild noch nicht ausreichend eingeprägt. » 

Est-ce à son turban qu’on reconnaît le malfrat, et que dire de toutes ces femmes dénudées ? Autant de questions, de moments, où les deux adultes risquent de perdre pied. « Ist ein Museum so etwas wie eine Kirche ? », pas facile non plus de répondre. Une chance, on trouve la sortie, les pictogrammes d’un ascenseur ont pris la relève, pour le lecteur, pas question toutefois d’oublier le guide Hanno Millesi, « ausserdem begriff ich, dass, ganz egal, ob es sich heute um einen Sonn- oder Feiertag handelte, keiner von uns würde behaupten können, der Besuch dieses Museums wäre umsonst gewesen ».

Lucien Kayser
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