Université de Luxembourg

UdL, l'école Anormale supérieure de Luxembourg ?!

d'Lëtzebuerger Land du 13.02.2003

Le 28 novembre 2002, le projet de loi portant création de l'Université de Luxembourg a été officiellement déposé à la Chambre des Députés par Erna Hennicot-Schoepges, ministre de l'Enseignement supérieur. L'Association des enseignants et chercheurs de l'enseignement supérieur (AECS), constituée en mai 2001, a toujours soutenu, dès les premiers pas, ce projet destiné à générer les masses critiques nécessaires à l'épanouissement de l'enseignement supérieur et de la recherche dans notre pays. 

Le document tel qu'il est désormais soumis à la réflexion du Conseil d'État et de la Chambre des Députés mérite cependant toute une série de commentaires et ses faiblesses évidentes nécessiteront une liste non négligeable d'amendements pour faire de lui un cadre stable à l'intérieur duquel l'Université pourra s'épanouir.

1. Une gestation longue et difficile

En été 2001, lors de la remise du doctorat honoris causa de l'Université de Münster au Premier ministre, Jean-Claude Juncker, le ministère de la Culture, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche a organisé une présentation du paysage scientifique luxembourgeois comprenant les institutions d'enseignement supérieur (Centre universitaire, IST, Iserp, IEES), les centres de recherche (CRP-Gabriel Lippmann, CRP-Henri Tudor, CRP-Santé, Ceps-Instead) ainsi que le Fonds national de la recherche (FNR). Ces institutions y étaient publiquement présentées comme devant être au coeur même du projet d'université que la Ministre avait esquissé peu de temps auparavant.

Le 14 mars 2002 le ministère a, lors d'un séminaire organisé à Mondorf, révélé les grandes lignes de son projet de loi sans toutefois soumettre de texte à la réflexion des invités. En même temps, un nouveau statut d'enseignant universitaire non fonctionnarisé a été imposé par le Ministère à tous les enseignants du Centre universitaire et aux enseignants nouvellement recrutés à l'Institut supérieur de technologie. Une commission ad hoc sous la présidence de Lucien Capella, ancien président de l'Université d'Aix-Marseille, a été chargée de classer le personnel académique du CU et de l'IST en place dans une nouvelle grille de titres académiques.

Le ministère, appuyé par deux experts étrangers, a réalisé d'abord un concept, puis un texte de loi, qui a été gardé farouchement secret jusqu'au dépôt à la Chambre des Députés. Après trois passages en Conseil de Gouvernement, le projet de loi sur l'Université a finalement été présenté officiellement le 28 novembre dernier.

2. Une Research University sans les Centres de recherche publics

À l'origine, le projet d'université devait servir à fédérer tous les efforts de recherche scientifique et d'enseignement universitaire dispersés actuellement dans une multitude d'institutions. Force est cependant de constater que ce but n'est pas atteint puisque le ministère a dès le départ renoncé à inclure les Centres de recherche publics (CRP) dans son projet. Il est clair qu'une réforme plus audacieuse aurait été encore bien plus difficile à mettre en oeuvre, mais les problèmes posés par la cohabitation entre CRP et Université ne tarderont pas à faire surface. 

Comme si ceci ne suffisait pas, le Grand-Duché se paye le luxe de constituer, au rythme d'un par mois, de nouveaux instituts d'enseignement supérieur (la Luxembourg School of Finance, le Luxembourg Institute of Anvanced Studies in Information Technologies, la Graduate School for Comparative Public Policy) que la future université aura bien du mal à digérer. L'intégration de ces instituts, créés avant l'heure, risque d'être d'autant plus compliquée que leur personnel académique, loué chèrement de l'étranger, ne sera que de passage au Luxembourg. Il n'est pas sûr que ces instituts, dont les coûts (et parfois les frais d'inscription) sont loin d'être négligeables, puissent rapporter tous les bénéfices dont leurs instigateurs se prévalent aujourd'hui.

3. Enseignement et recherche: de grâce, ne cherchez pas, trouvez ce qu'on vous a dit de trouver!

Enseignement et recherche sont un binôme inséparable de chaque université. La part de recherche des institutions existantes est en constante progression, même si elle n'a pas encore atteint un niveau suffisant. Le projet de loi, en combinaison avec le nouveau statut des professeurs, restreint leur liberté académique en imposant un nombre limité d'axes de recherche. Il est d'ailleurs inquiétant que l'exposé des motifs du projet de loi, préparé à huis clos, aille jusqu'à nommer expressément ces axes alors que le commentaire de la même loi voudrait que le choix des axes soit transparent. Il est en tout cas illusoire de croire que la seule définition d'un axe suffise déjà pour « jouer un rôle dans l'espace européen de l'innovation ».

La recherche de haut niveau a besoin de chercheurs talentueux et motivés. Imposer des domaines de travaux qui ne sont pas les siens au personnel en place est du gaspillage. Si l'université veut développer des axes de recherche prioritaires, elle doit le faire à travers ses recrutements. Mais en plus elle doit veiller à laisser une marge de manoeuvre suffisante pour pouvoir réagir rapidement à des demandes spécifiques.

Il doit rester possible de soutenir des projets scientifiquement valables en dehors de tout cadre prédéfini. Cette flexibilité est un atout dont il serait peu opportun de se priver.

4. Statut des enseignants: très éloigné des standards internationaux

Depuis trois ans, le Centre universitaire et l'IST ont recruté une trentaine de nouveaux professeurs. En 2001, un statut d'enseignant universitaire a été défini sans concertation, dont les points essentiels sont les suivants : À l'exception des fonctionnaires repris, les enseignants sont des employés privés, répartis en quatre catégories par une commission ad hoc, avec des contrats de travail de quarante heures par semaine et 28 jours de congé annuel. Dans le meilleur des cas, leur revenu est comparable au salaire effectif d'un enseignant de lycée de grade E7, sans toutefois avoir la possibilité de se faire rémunérer des heures supplémentaires. 

À l'exception des salaires, qui, bien que compétitifs au niveau européen, représentent bien peu sur le plan national, compte tenu des qualifications requises, toutes les autres conditions sont très éloignées des standards universitaires internationaux, pourtant invoquées si souvent dans le texte de loi. En tout cas, l'AECS ne croit pas que le statut existant puisse interrompre le brain drain de cerveaux luxembourgeois allant faire de la recherche à l'étranger.

5. Une organisation interne féodale

L'université sera dotée d'un conseil de gouvernance, composé uniquement de personnalités externes nommées par le ministère. Ce conseil, qui nomme à son tour un rectorat de cinq personnes (trois suffiraient probablement), prend toutes les décisions importantes sous réserve d'approbation par le ministère. En cas de discordance, le ministère impose sa décision. En outre, le Gouvernement peut à tout moment révoquer le conseil au complet ou chacun de ses membres. Voilà une conception bien féodale de l'autonomie annoncée !

Un deuxième conseil, le conseil universitaire, de 25 membres dont neuf seulement sont élus par les professeurs, « avise l'ensemble des décisions du rectorat avant que celles-ci ne soient soumises au conseil de gouvernance ». De plus, le recteur, personne toute-puissante, est le chef hiérarchique de tout le personnel et préside ce conseil universitaire. Dans ces circonstances, non seulement le conseil universitaire n'aura aucune influence sur la politique de l'université, il lui sera même impossible de formuler le moindre avis discordant.

Le commentaire au projet de loi veut établir une nette distinction entre organes internes et externes à l'université qui devraient s'équilibrer mutuellement et ne pas être simultanément juge et partie. Force est de constater que ces deux prémisses sont ouvertement contredites par le texte de loi. D'une part, le recteur, désigné de l'extérieur, préside un conseil qui devrait représenter le personnel de l'université, dont il est le chef hiérarchique. D'autre part, grâce à sa fonction dans l'exécutif, il sera bien, dans ce conseil, juge et partie.

En outre, l'article 57 précise que la « première structure dirigeante de l'Université », c'est-à-dire le rectorat et les doyens des Facultés, sera nommée par le gouvernement pour mettre en place les nouvelles structures et l'ordre interne. L'AECS exige qu'au moins les doyens soient des professeurs élus par les enseignants-chercheurs afin de donner une légitimation démocratique interne au moins à une partie de cette première équipe dirigeante. 

La loi ne prévoit donc aucun contrôle véritable de l'exécutif de l'université et perpétue en cela les défauts de la loi de 1996 qui a démontré qu'une institution d'enseignement supérieur n'est pas contrôlable par des personnalités externes, logiquement loin des affaires courantes.

L'AECS estime que le conseil universitaire doit être l'expression des catégories de personnel de l'université et être complètement indépendant vis-à-vis du rectorat et du conseil de gouvernance. Pour cette raison, le recteur ne doit pas être le chef hiérarchique des professeurs et il ne doit pas être membre ni présider le conseil universitaire, dont la majorité devrait être tenue par des représentants élus des enseignants et chercheurs. En outre, les compétences du conseil universitaire devraient aller au-delà des simples avis qu'il est appelé à rendre actuellement, en particulier dans la procédure de nomination du recteur. Les commentaires à la loi devraient ici trouver leur application en donnant réellement au conseil universitaire la possibilité de proposer les plans de développement de l'UdL. Proposition que le recteur devra soumettre au Conseil de Gouvernance et puis veiller à son exécution.

Loin d'être des revendications fantaisistes, ces requêtes sont en droite ligne avec l'expression des « critères européens et internationaux en matière de structures universitaires » que l'exposé des motifs de la loi appelle de ses voeux.

6. Mobilité à sens unique?

L'art. 6 du projet de loi décrit les niveaux d'études (bachelor: trois ans, master : plus deux ans, PhD : plus trois ans) de la future université et prescrit que « chaque niveau comporte une période obligatoire de mobilité pendant laquelle l'étudiant (…) poursuit ses études (…) à l'étranger ». Ceci est grosso modo le système en vigueur actuellement au Centre universitaire, qui n'offre que des premiers cycles de deux ans maximum, alors que l'IST et l'Iserp offrent depuis longtemps des cycles complets de quatre et trois ans respectivement.

La nouvelle réglementation aurait pour conséquence immédiate qu'aucun diplôme ne pourrait être décerné de manière autonome par l'Université.

L'Université continuera à organiser des cycles partiels et devra calquer ses programmes sur ceux qui se pratiquent à l'institution étrangère qui accueillera les étudiants, par exemple en troisième année. L'UdL se mettra elle-même sous tutelle étrangère. La mobilité d'une université à une autre a déjà bien du mal à être mise en oeuvre lors du passage d'un cycle au suivant, et l'on voit mal comment elle pourrait être mise en pratique à l'intérieur d'un cycle. En conséquence, des cycles complets ne se mettront pas en place. L'Université perdra ceux qu'elle possède à l'heure actuelle, et avec eux les étudiants qui préféreront aller tout de suite à l'étranger.

Le système de mobilité obligatoire est un verrou anachronique qui, loin d'empêcher l'étudiant luxembourgeois de sombrer dans le provincialisme, pose au contraire tout un ensemble de questions : Qui va payer le coût d'un tel système ? Les étudiants étrangers seront-ils soumis aux mêmes règles ? 

D'où viendront les étudiants de deuxième cycle sans premier cycle et d'où viendront les doctorants sans deuxième cycle ? Quelle autre université au monde pratique cette forme de mobilité ?

Ne serait-il pas bien plus simple et bien plus efficace de mettre à disposition de tous les étudiants un système de bourses pour encourager la mobilité volontaire à tous les niveaux, mais aussi pour encourager la mobilité vers le Luxembourg. La construction de nouveaux logements abordables pour étudiants reste une nécessité aussi bien pour les étudiants venant de l'étranger que pour les étudiants luxembourgeois.

Il est évident que l'université ne pourra pas offrir dès le départ des cycles complets à tous les niveaux dans toutes les disciplines. La mobilité sera donc inscrite de fait dans pratiquement tous les enseignements. 

La mobilité obligatoire est un poids absolument superflu que l'Université traînera derrière elle et qui l'empêchera de développer des premiers cycles autonomes qui sont la base de tout le développement ultérieur de ses enseignements.

7. Sites et autres spécificités luxembourgeoises

Il est contre-productif qu'une université de taille réduite comme l'UdL, qui, en plus, veut explicitement promouvoir la recherche multidisciplinaire, soit arbitrairement écartelée entre trois sites, comme l'indiquent l'exposé des motifs et son commentaire, et même quatre si on y inclut la nouvelle Bibliothèque nationale. 

La logique voudrait un rassemblement de toutes les Facultés et des CRP sur un site attractif, un campus qui encouragerait réellement des interactions fortes entre les chercheurs et les enseignants de différentes disciplines et qui permettrait également la réalisation de logements bon marché à l'intention des étudiants.

Le texte de loi contient encore d'autres petites perles typiquement luxembourgeoises, tel l'article 59(2) que nous reproduisons ici, sans commentaire, pour l'édification du lecteur: «Au cas où le directeur de l'Institut supérieur d'études et de recherches pédagogiques en fonction au moment de l'entrée en vigueur de la présente loi ne serait pas nommé à une fonction correspondante à l'Université, l'agent en question aura droit à un poste, soit dans l'inspectorat, soit dans l'administration gouvernementale, ceci dans le respect de son statut de fonctionnaire et du maintien de son traitement et de ses droits à pension.»

8. Conclusion

L'AECS est favorable à l'établissement d'une Université au Luxembourg, mais croit que la voie choisie mène à de grandes difficultés pour les raisons suivantes :

Le système autoritaire et la méfiance démontrée face au personnel enseignant risquent très vite de décourager les meilleures volontés. Un statut et des conditions de travail qui se différencient radicalement de celles des pays environnants ne sont pas faits pour inverser le brain drain vers l'étranger dont parlait la ministre.

Comment une université dispersée en petites unités, imposant multilinguisme, mobilité excessive et parfois des frais d'inscription, dont les Facultés sont en permanente concurrence avec des instituts financés transversalement peut-elle être attractive pour des étudiants ?

L'AECS souhaite que le Luxembourg se dote d'une université performante qui ait sa place dans le concert des institutions d'enseignement supérieur en Europe et qu'elle en partage les principes et les idéaux. Inventer de nouveaux systèmes nous semble dangereux dans un domaine où notre pays ne dispose que d'une expérience très limitée.

L'auteur est président de l'AECS, l'Association des enseignants et chercheurs de l'enseignement supérieur; le texte a été rédigé en commun.

 

 

 

Fernand Anton
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