À parité entre les sexes et l’expérience – trois sortants et trois nouveaux élus – deux libéraux, deux conservateurs, une écolo et un socialiste défendront les intérêts du grand-duché à Strasbourg

L’Europe, c’est sérieux

d'Lëtzebuerger Land vom 31.05.2019

Dimanche 26 mai, vers 21 heures. Le Centre Nic Braun de Hesperange se tapit dans une arrière-cour, entre une station-service et le prétentieux château post-moderne que les édiles CSV, qui règnent en maîtres depuis des décennies dans cette riche commune de la périphérie aisée de la capitale (le Speckgürtel par ailleurs libéral), se sont fait construire. Alphonse Theis y fut bourgmestre de 1975 à 1999, suivi par Marie-Thérèse Gantenbein-Koullen de 1999 à 2008, jusqu’à ce que Marc Lies reprenne le sceptre en 2008. Lors des dernières communales, en 2017, Lies s’est assuré la majorité des sièges, avec 45,76 pour cent des suffrages, améliorant encore le score de 2011. Comme tous les partis, le CSV n’a pas choisi le lieu de sa soirée électorale pour les européennes au hasard. Ici, on devait être en terrain conquis, entre amis (même si, à ces européennes, la majorité a voté DP).

Derrière le parking, une friterie, eng Frittebud, attend les militants affamés. Ils sont peu nombreux, et ceux qui ont fait le déplacement jusqu’à Hesperange ont un âge certain. À l’intérieur du centre, les plus âgés se sont assis le long du mur, perdus dans un espace beaucoup trop grand dans lequel trônent des tables hautes nappées d’orange. Alors que les partis de la majorité ont choisi des bars branchés – Melusina pour le DP, Urban pour le LSAP et Independent pour Les Verts – pour cadre décontracté de leur soirée festive, le CSV opte pour la réception classique, avec des serveurs en smoking. Et alors qu’au Kirchberg, les jeunes mélomanes fêtent avec nostalgie la fin du festival Food for your senses, seuls quelques jeunes politiquement engagés en costume attendent devant le centre Nic Braun que les décideurs du CSV fassent une apparition. L’ambiance est morose, le moral des militants en berne, comme le 14 octobre 2018 aux Rotondes. En ville, on raconte que le CSV aurait perdu jusqu’à vingt points de pour cent des voix par rapport à 2014, peut-être même deux de ses trois sièges. Les décideurs du comité national se sont retirés à la mairie pour fixer une narration officielle. À leur retour, le président Frank Engel se montre rassurant. Même si les résultats officiels ne seront publiés que deux heures plus tard, impossible de le nier : Oui, le CSV a perdu, beaucoup perdu même, mais avec cette liste rajeunie et sans le bonus Juncker de 2014, il eut été étonnant qu’il ne perde pas, dit-il en substance. À l’arrivée, ce sera un siège de moins seulement, pour une perte de 16,55 points de pour cent. Avec 21,1 pour cent des suffrages, le CSV se classe désormais derrière le DP (21,44 p.c.), qui récupère aussi ce siège perdu du CSV et aura deux mandats à Strasbourg.

Les inconnus Pourtant, le CSV comptait un peu sur ces élections européennes pour panser ses plaies d’octobre, lorsque, contrairement aux attentes, il avait échoué dans sa reconquête du pouvoir. Le précédent scrutin européen, de 2014, et la progression de presque sept points de pour cent, à 37 pour cent, avait aidé à redonner confiance au parti conservateur qui venait d’être chassé de la majorité nationale par une alliance inattendue du DP avec les Verts et les socialistes. Or, en 2014, le CSV se présenta avec deux députés européens sortants (Frank Engel et Georges Bach) et une commissaire européenne sortante, ultra-populaire grâce à sa lutte pour une réduction des coûts du roaming (Viviane Reding attira plus de 126 000 voix à elle seule), plus l’ancien Premier ministre Jean-Claude Juncker pressenti pour devenir président de la Commission – « notre septième candidat » selon Engel. Cette année, ce fut une liste ne comportant que des inconnus, où seule Isabel Wiseler-Lima a une certaine notoriété nationale, par son mandat comme échevine de la capitale et, surtout, comme épouse de Claude Wiseler, ancienne tête de liste malheureuse aux législatives. Wiseler-Lima s’était présentée en dernière minute pour aider Frank Engel à boucler la liste, après qu’il a eu à assumer beaucoup de refus de candidats potentiels. Le nouvel homme fort n’est pas incontesté au sein du parti. Dans les interviews post-scrutin, le président du CSV se réjouit donc d’avoir pu limiter la casse : deux élus, c’est toujours ça, et ces deux élus ne se sont pas si mal placés : Christophe Hansen se classe deuxième parmi tous les candidats (derrière l’indéboulonnable Charles Goerens) et Isabel Wiseler-Lima cinquième. Martine Kemp et Romain Osweiler font les huitième et neuvième scores de tous les candidats, bien devant l’ancien ministre Nicolas Schmit, premier et seul élu socialiste. Mais l’élu du Nord Christophe Hansen, député européen sortant qui est entré au Parlement après que Viviane Reding accepte son mandat national en automne dernier, perd plus de mille voix. Isabel Wiseler-Lima (49 496 voix) perd même plus de 10 500 suffrages par rapport à 2014.

« Déi mam Charel » Tout se passe comme si le DP avait désormais repris le rôle qu’incarna le CSV durant des décennies : celui du parti de gouvernement dont est issu le Premier ministre. Jadis, le CSV avait une campagne dans laquelle il se vantait d’être « déi mam Juncker ». Désormais, le DP peut s’enorgueillir d’être « déi mam Bettel », profitant tout entier de la grande popularité du Premier ministre. Et, sur le plan européen, c’est aussi « déi mam Charel » : À 67 ans, Charles Goerens est le dinosaure de la politique européenne, profitant de la notoriété que lui apporte sa longévité. Il siège au Parlement européen, avec certes des interruptions, depuis la première législature, en 1982 (Monica Semedo n’était même pas encore née). Mais l’agriculteur amateur – dans sa déclaration d’intérêts financiers, il indique n’en tirer aucun gain – se fait respecter par ses prises de position très générales en faveur des droits de l’homme ou de la démocratie. Il améliore son score de 2014 de 14 500 voix, à 97 445 – les électeurs ne semblent donc plus lui en vouloir pour son impair de 2013, où il aurait été ministrable au Luxembourg, mais s’était fritté avec Xavier Bettel parce que ce dernier n’avait pas d’abord cherché à former une majorité avec le CSV, Goerens optant alors pour une poursuite de sa carrière européenne. Cette année, il fut perçu comme le leader incontesté de la défense des intérêts luxembourgeois à Strasbourg – d’autant plus que les anciens, Astrid Lulling, Viviane Reding, Georges Bach, Mady Delvaux ou Frank Engel, ne se présentaient plus. Au DP, le plus surprenant fut le score de la deuxième élue, l’ancienne animatrice de RTL Télé Lëtzebuerg Monica Semedo : elle remporte non seulement le deuxième siège du DP, mais en plus, elle le fait avec un excellent score de 50 890 voix (presque le triple de celui de la deuxième de 2014, Sylvia Camarda, 18 157).

Un paysage plus bariolé Un regard sur la carte des communes sur elections.public.lu fait comprendre le changement fondamental qui a eu lieu en une législature : alors qu’en 2014, cette carte était orange, le CSV sortant premier des urnes dans toutes les communes, cette apparence est désormais plus bariolée, avec une très grande proportion de communes devenues majoritairement libérales, mais aussi quatre communes du Sud à majorité socialiste, une dizaine à majorité écolo (dont Esch-Alzette, Mamer ou Bettembourg, qui ont pourtant des maires CSV) et même une, Frisange, la ville de Gast Gibéryen, à majorité ADR.

Les Verts sont sans conteste le deuxième gagnant de ces européennes. Bien qu’ils n’avancent que de 3,9 points de pour cent, à 18,91, ils croyaient un deuxième siège à portée de main dimanche soir. Tilly Metz, qui a pris la succession du très populaire Claude Turmes lorsque celui-ci a pris celle du défunt Camille Gira au Luxembourg, en juin 2018, ne fait certes pas l’excellent score (69 797 voix en 2014) de celui qui fut apprécié pour ses compétences sur le sujet de l’énergie. Mais avec plus de 55 000 voix, Metz se classe troisième au niveau national et double son score de 2014. Le deuxième écolo, le fonctionnaire du parti Meris Sehovic, se classe septième parmi tous les candidats, largement devant Nicolas Schmit. D’ailleurs, même Gast Gibéryen, dont le parti ultra-conservateur ADR continue à progresser et dépasse désormais les dix pour cent (sans toutefois remporter de siège), se classe devant Nicolas Schmit, en sixième position des candidats (43 092 suffrages).

Il serait « content, mais pas euphorique » concéda un Nicolas Schmit fataliste lors d’une table-ronde sur RTL Radio Lëtzebuerg lundi matin. Même si, contrairement à ses craintes, le LSAP a gardé son siège et même son score (12,19 pour cent des suffrages, soit un léger plus de 0,44 point de pour cent), l’ancien ministre du Travail n’a pas à pavaner de son résultat personnel : 39 000 voix, dixième score au niveau national. Bien qu’il ait toujours tenté de se donner un profil de gauche au sein du parti, la popularité de Nicolas Schmit a certainement pâti du fait qu’il ne veuille pas vraiment siéger au Parlement européen, mais devenir le prochain représentant du Luxembourg à la Commission européenne. Il met le faible score du LSAP sur le compte de la crise de la social-démocratie partout en Europe. En 2014, la première élue Mady Delvaux-Stehres avait remporté 33 323 voix. Marc Angel, l’éternel deuxième, gagne presque 4 000 voix par rapport à 2014 (à 28 418) ; il entrera au Parlement européen si le plan de carrière de Nicolas Schmit se réalise enfin.

Sclérosé Si, depuis dimanche, les partis de la majorité gouvernementale et les observateurs politisés montrent surtout du doigt la suite de la descente aux enfers du CSV et que Frank Engel répond en invoquant le prix à payer pour le renouveau de la vieille dame conservatrice, la campagne pour ces élections européennes a surtout prouvé le peu d’intérêt que partis et électeurs attachent aux sujets européens. Là où les technocrates, qu’ils soient politiques ou journalistes, passaient des heures à discuter des sujets institutionnels comme la souveraineté des différents organes européens ou le mode de désignation de leurs décideurs – Spitzenkandidat pour la Commission ou pas –, les partis avaient du mal à passionner leurs bases pour les valeurs européennes. Au final, tout le monde était d’accord sur des minima – la construction européenne comme projet pacificateur du continent, le vote nécessaire pour barrer la route aux populistes –, sans vraiment passionner les foules. Sauf, en toute dernière minute, sur l’urgence climatique, qui inquiète surtout les jeunes.

Ce manque d’enthousiasme se ressentait de la constitution des listes avec de nombreux novices sans base électorale, et ce tous partis confondus, jusqu’au vote des électeurs, visiblement désemparés à la découverte des listes qu’on leur soumit dimanche. Alors ils ont choisi ceux dont ils associaient le nom à une carrière européenne. Ou du moins à RTL. C’est toujours une valeur sûre.

josée hansen
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