Chargés de cours du primaire

Le ras-le-bol des suppléants

d'Lëtzebuerger Land du 14.12.2000

Tous les acteurs sont dans l'expectative. Les communes d'abord : les 118 maires du pays sont officiellement et légalement les employeurs des chargés de cours de l'enseignement primaire. Cela, le Tribunal administratif l'a confirmé à plusieurs reprises dans les quelque 22 procès individuels en la matière déjà entamés. Or, chaque commune avait jusqu'à présent entière liberté d'établir les contrats de travail des chargés de cours qu'elle employait d'année en année, souvent ces contrats ne stipulaient même pas qu'il s'agit d'une tâche d'enseignant. 

Joint par téléphone, le président du syndicat des communes Syvicol, Jean-Pierre Klein (POSL), affirme que son comité n'a pas encore décidé d'une position commune définitive, qu'il attend une réunion avec la ministre de l'Éducation nationale Anne Brasseur (PDL), prévue lundi d'une part, et un premier arrêt du Tribunal administratif décidant si les chargés de cours doivent être engagés en tant qu'employés privés auprès des communes ou en tant qu'employés communaux de l'autre. Mais une chose est sûre : « Lors de notre dernière réunion, cet été, avec le syndicat FNCTTFEL, nos positions étaient encore très éloignées l'une de l'autre. » 

Anne Brasseur, pour sa part, s'inquiète : « Je vais essayer de trouver une solution qui aille dans le sens d'une décrispation des positions. En ce moment, le climat dans les écoles n'est pas bon ; or il est essentiel que l'école retrouve une certaine sérénité. Toutefois, je ne suis pas l'employeur des chargés de cours, et je suis pour l'autonomie communale. Ceci dit, j'estime que j'ai une responsabilité à prendre. » En vue de la table-ronde avec tous les syndicats, des enseignants, des chargés de cours et une délégation d'élèves de l'Iserp de Walferdange, qui aura lieu cet après-midi à 15 heures, la ministre ne voulait pas trop en dire sur ses propositions, mais laisse entrevoir qu'une régularisation automatique et générale, telle que revendiquée par la FNCTTFEL n'est pas envisageable.

Les syndicats d'enseignants du primaire (SNE/CGFP et SEW/OGB-L) et du préscolaire (AIP) quant à eux se sont prononcés la semaine dernière avec une certaine virulence contre leurs collègues chargés de cours. Dans un communiqué commun, ils tenaient à souligner qu'ils « ne peuvent en aucun cas accepter une mesure visant à réserver des postes d'instituteurs à des chargés de cours. » Néanmoins, ils se déclarent « en principe d'accord pour créer une seconde voie de formation régulière à l'Iserp. »

Même son de cloche auprès des parents d'élèves, regroupés dans la Fédération des associations de parents d'élèves (Fapel), dans un communiqué publié mardi. Ils y soulignent : « dass wir als Elternvertreter unsere klare Ablehnung der Forderung der FNCTTFEL, die ‚chargés de cours' in die Primärschule als Lehrer fest einzustellen (ausdrücken). Auch durch eine Streikdrohung darf sich die Regierung zu einem solchen Zugeständnis keinesfalls erpressen lassen. »

Et les lettres à la rédaction qui pullulent dans les quotidiens depuis le relatif succès de la manifestation des chargés de cours le 30 novembre dernier (avec quelque 300 participants) vont souvent encore plus loin, reprochant directement et indirectement aux chargés de cours de voler des places aux enseignants et de ne pas faire correctement leur métier, semblent souvent marquées par une certaine jalousie de métier.

Or, jusqu'à nouvel ordre, l'Éducation nationale a tout simplement besoin des chargés de cours. Actuellement, quelque 700 personnes sont engagées dans cette carrière qui n'en est pas une, chaque année, près de 120 nouvelles recrues sont venues renforcer le groupe parce que tout simplement, l'enseignement primaire manque de personnel diplômé. Les sorties d'école, Iserp et écoles à l'étranger ensemble, ne suffisent pas pour subvenir aux besoins d'une population scolaire toujours croissante - 37 726 élèves au préscolaire et primaire en 1995/96 selon le Menfps, 44 821 prévus cette année - et aux départs en retraite. « Aucun des chargés de cours ne veut être engagé au même titre qu'un enseignant ou en tant qu'instituteur, explique Justin Turpel, en charge du département service public de la FNCTTFEL et donc du dossier chargés de cours. Et aucun parmi eux ne 'vole' le poste d'un diplômé. Nous voulons simplement que le droit du travail soit respecté, aussi et surtout par les employeurs publics ! » 

Flash-back. 1997-98 : Les chargés de cours de l'enseignement secondaire en ont ras-le-bol de leur statut, ou plutôt de l'absence de statut. Allant d'un contrat à durée déterminé à l'autre, ils craignent pour leur emplois lorsque la ministre Erna Hennicot-Schoepges annonce la création de la nouvelle carrière de « chargé d'enseignement » multi-fonctionnel, qui pourra aussi être engagé pour des tâches administratives par exemple. Regroupés dans un nouveau syndicat, l'Acat (Association des chargés de cours, aspirants-professeurs et professeurs, ils vont devant le Tribunal administratif revendiquer un emploi à durée indéterminée, parce qu'ils ont trouvé une faille : Ils travaillaient depuis la rentrée 1996-97 sans contrat, le nouveau statut n'ayant pas été au point. Or, selon la loi du 24 mai 1989, ils étaient donc d'office employés à durée indéterminée et 222 parmi eux ont été régularisés après une vague de procès en 1998-99. 

Depuis toutefois, 223 nouveaux chargés, appelés « d'éducation », ont été nouvellement recrutés en l'espace de trois ans (selon le SEW-Journal 6/2000) parce que l'Éducation nationale n'arrive toujours pas à recruter le nombre de stagiaires  nécessaire au bon fonctionnement de l'enseignement se-condaire.

Retour au primaire : Ce furent les procès des chargés du secondaire, basés sur le non-respect flagrant du droit de travail, qui ont donné un nouveau souffle à ceux de l'enseignement primaire. Comme leurs collègues, ils n'ont pas trouvé de soutient parmi les syndicats d'enseignants classiques ; comme eux, ils en ont trouvé un autre qui voulait bien défendre leurs droits - ce qui leur vaut d'ailleurs des remarques cyniques des syndicats d'enseignants, rappelant que la FNCTTFEL est majoritairement une « fédération des cheminots et des personnels des transports ». 

Si la situation des chargés de cours du primaire est autrement plus complexe que celle de leurs collègues du secondaire - parce que chacun des 118 employeurs a eu sa manière de les employer et que chacun des 700 curriculae est différent - il y a toutefois ici aussi une constante qui risque de donner raison à leurs revendications : les contrats de travail. Depuis le précédent des chargés du secondaire, les communes se sont rendues compte de l'illégalité de leurs contrats et du risque encouru et ont fait établir des contrats de travail en bonne et due forme, comprenant par exemple aussi une clause de renouvellement.

Mais avant cela, beaucoup des chargés de cours travaillaient souvent sans contrat du tout, ou alors avec des contrats de travail assez fantaisistes et peu précis. Selon le droit du travail, rien que l'absence explicite de la clause de renouvellement donne droit à un emploi à durée déterminée. Voilà la raison de la revendication maximaliste de la FNCTTFEL d'une régularisation générale et unique des chargés travaillant depuis deux à trois ans. Ils seraient 450 dans ce cas, et la FNCTTFEL estime qu'une régularisation généralisée serait plus simple et saine que de devoir faire 450 procès individuels. 

« Nous voulons voir le droit du travail respecté, » répète Justin Turpel. Et les chargés de cours, dont certains travaillent depuis vingt ou 25 ans, voudraient simplement avoir une certaine protection sociale. Actuellement, l'été n'est jamais serein pour un chargé de cours, puisque rien ne garantit la réembauche en septembre. En plus, il s'agit en très grande majorité de femmes, qui sont obligées d'arrêter de travailler (avec tous les désavantages que cela implique du côté de leur carrière aux assurances pension et sociales) si elles veulent élever leurs enfants. Car avec les contrats à durée déterminée actuels, elles n'ont pas le droit de prendre un congé sans solde par exemple. Autant de facteurs qui appellent d'eux-mêmes une solution d'urgence pour garantir leurs droits élémentaires.

« Mais attention, il ne s'agit nullement de créer un deuxième marché de l'emploi pour non-diplômés, met en garde Justin Turpel. Nous ne voulons pas nous mêler de la politique de l'Éducation nationale. » Mais il constate que le seul fait que l'école doive toujours avoir recours aux chargés de cours est la preuve d'un échec du ministère et des syndicats sur ce point-ci. 

Si les syndicats d'enseignants et les parents d'élèves reprochent aux chargés de cours de manquer de formation pédagogique spécifique pour enseigner - ce que les instituteurs et institutrices apprennent en trois ans d'études post-secondaires - Justin Turpel rétorque que les chargés de cours sont demandeurs de formation en cours d'emploi, mais que ces formations comme les formations continues leur ont été refusées pour cause de manque de place dans les cours. Les plus motivés ont d'ailleurs réussi à dénicher des formations parallèles. Il est vrai aussi que le métier d'instituteur manque actuellement de reconnaissance, les syndicats demandent depuis longtemps à voir leur profession revalorisée, par exemple par un reclassement dans le grade E4, alors qu'ils ne sont actuellement classés que E3 ou E3ter, et les chargés de cours en E1 ou E2.

Une formation adéquate en cours d'emploi serait d'autant plus urgente que les chargés de cours sont souvent tenus à assurer des cours dans les classes les plus difficiles, à haut pourcentage de non-Luxembourgeois par exemple, qui demanderaient en fait plus de compétences pédagogiques spécifiques. Ainsi, la Ville de Luxembourg a chaque année tout le mal du monde à trouver des enseignants pour les quartiers difficiles ; elle emploie cette année 150 chargés de cours, une heure de cours sur quatre est en moyenne assurée par un chargé de cours. Selon Justin Turpel, ces chargés sont évalués chaque année par les inspecteurs, permettant de ne retenir que les plus capables.

Il imagine aussi qu'il serait possible de trouver une solution selon laquelle la garantie d'emploi des chargés de cours ne doit pas forcément représenter un danger pour la carrière des futurs jeunes diplômés, qui seraient, selon les syndicats, 900 à sortir bientôt des écoles. Selon la FNCTTFEL, il serait envisageable de bloquer un certain nombre des matières à décharge, comme l'éveil aux sciences, les sports ou le bricolage, que les chargés de cours pourraient assurer lorsque les enseignants auront fait les choix qui leur reviennent.

Car visiblement, les communes ont une peur bleue de se retrouver avec des chargés de cours employés à durée indéterminée dont ils ne sauraient que faire une fois que leurs écoles auront regagné en intérêt auprès des instituteurs brevetés. Et les syndicats d'enseignants ont peur pour la carrière de leurs futurs pairs, défendre leurs emplois est probablement leur métier de corporatiste. Ce qui choque par contre, c'est la virulence du refus prononcé envers des gens avec lesquels ils travaillent au quotidien. Car en attendant, les chargés de cours  contribuent à assurer le fonctionnement de l'école. S'ils avaient des droits dignes d'un État qui se veut social, peut-être que cela augmenterait même leur motivation de poursuivre des formations.

La FNCTTFEL attend une décision politique aujourd'hui, mais se réserve toute la palette des actions syndicales qui sont les siennes. Tout comme elle entend poursuivre les procès individuels devant le Tribunal administratif. Justin Turpel ne laisse aucun doute à la détermination du syndicat à poursuivre la lutte.

 

josée hansen
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