L’art en amateur

« Ech giff ni e Betonshaus molen… »

d'Lëtzebuerger Land du 26.05.2011

En 1949, l’hebdomadaire Le Nord publiait une annonce qui demandait aux amateurs-photographes, cinéastes et aux amis des beaux-arts de rejoindre le tout nouveau Photo Ciné Club Diekirch. Cette association, qui est une des plus anciennes, encore très active dans le milieu de l’art des amateurs, s’était dès lors donné pour but de faciliter aux sociétaires la perfection dans l’art et les applications de la photographie, de la cinématographie et des beaux-arts (peinture, dessin et sculpture). Lorsqu’en 1970 ces photographes et les artistes-amateurs se séparèrent, l’association de La Palette Diekirch fut fondée.

Depuis 1976 Jean Leyder, professeur d’arts plastiques à la retraite, est le président de l’association La Palette et il affiche une certaine désillusion en ce qui concerne l’avenir de l’amateurisme dans les beaux-arts au Luxem-bourg. Lorsque l’on consulte la page-web avec la galerie des œuvres, mise en ligne par les quelque 50 membres de l’association, on constate d’abord que la peinture semble toujours être un de leurs médiums favoris. Mais Jean Leyder regrette que, depuis que les écoles d’art contemporain ont fait leur apparition au Luxembourg, se soit généralisé ce qu’il qualifie de « gestuelle abstraite ». Une évolution qui s’est faite, selon Jean Leyder au détriment de l’art figuratif.

Car c’est bel et bien dans le figuratif que l’on pouvait longtemps reconnaître les vaillants efforts des peintres-amateurs locaux. La représentation des églises, des grandes fermes et autres bâtiments notables du village faisaient les belles heures d’une petite population assez disparate d’une cinquantaine de peintres amateurs, lesquels, jusque dans le années 80, ont pris le paysage rural, la Moselle ainsi que la ville millénaire comme sujets d’excellence. Bien qu’étant lui-même un des principaux représentants du courant pictural abstrait au Luxembourg, Jean Leyder affirme que la généralisation d’une sorte d’expressivité abstraite, au cours des 20 dernières années, au eu pour conséquence malheureuse, la perte d’identité dans les œuvres des artistes-amateurs locaux. Leyder, qui donnait des cours de perfectionnement technique gratuits aux membres de La Palette, pense que la recherche d’un style tant soit peu personnel chez l’autodidacte ne pouvait qu’aboutir dans un travail consciencieux d’une représentation figurative.

Raymond Lutgen, qui n’est affilié à aucune association d’artistes , quant à lui, continue à réaliser cette passion du peintre-amateur qui aime sa ville (Luxembourg) et qui en a fait son sujet principal. Lutgen revendique son style figuratif, dans lequel il idéalise une imagerie qui reprend une urbanité désuète, telle que l’on pourrait la dater vers les années 1950 et 60. Pas d’architecture moderne chez ce nostalgique du Tram, des remparts de la forteresse et des clochers de la cathédrale. Raymond Lutgen explique que sa peinture semble provoquer une sorte d’empathie chez le spectateur, justement de par son caractère nostalgique. Pour lui, la peinture reste une expérience éminemment individuelle. Il décrit son travail comme un effort continu et concentré (il lui fait trois à quatre heures pour réaliser un tableau en format grand-aigle). Il se sent « vidé et heureux » selon ses propres dires, lorsqu’il a terminé une nouvelle œuvre.

Raymond Lutgen a prolongé ce plaisir hédoniste de l’acte artistique jusque dans la transformation de son jardin en une sorte de parc merveilleux alternatif, et l’intérieur de sa maison en caverne d’Ali Baba ou s’accumulent anciens jouets et œuvres peintes et dessinées. Son activité pourrait être rapprochée de la tendance qu’ont beaucoup de membres du style « art brut », à créer une sorte de Gesamtkunstwerk où il n’y aurait plus de séparation physique entre atelier et maison, entre œuvre d’art et vie quotidienne. S’il n’a jamais été représenté par une galerie professionnelle, Raymond Lutgen, avait cependant développé une tactique très efficace pour trouver une clientèle, hors du circuit commercial. S’il décidait de représenter une ferme, il se positionnait, bien visiblement, avec son canevas et ses pinceaux, dans le champs voisin, jusqu’à ce que les paysans-propriètaires viennent lui demander la raison de sa présence. Une fois la chose expliquée, l’artiste était sûr de vendre son tableau.

À 18 ans, Fred Becker avait fait l’expérience inverse : les propriétaires des maison et fermes qu’il représentait sur ses peintures de paysages voulaient lui interdire de mettre en vente ses peintures, sous prétexte que leur propriété immobilière se trouvait représentée sur la toile. Depuis, quelque 40 années se sont écoulées, et cet encadreur-doreur de formation a complètement changé sa philosophie d’artiste-amateur. Fred Becker, fasciné à ses débuts par des peintres comme Roger Gerson et Jean-Pierre Beckius, définit ses œuvres de jeunesse comme celles d’un copiste qui n’avait pas encore compris l’essence même d’une œuvre d’art.

Et c’est au contact avec d’autres artistes, qu’il a d’ailleurs exposés pendant de nombreuses années dans sa galerie privée au Limptertsberg, que Fred Becker s’est forgé une perception et une culture des beaux-arts qui l’a amené a faire de la peinture un choix de vie. Tout comme Raymond Lutgen, Fred Becker affirme que la peinture n’est pas pour lui un simple passe-temps, un violon d’Ingres. La peinture et le dessin ont toujours fait partie de leur quotidien. Loin d’une perception naïve de la réalité, il semble que pour eux, la peinture soit une manière de maîtriser et de réarranger le monde extérieur à leur guise.

Les succès des détaillants et des grands magasin spécialisés dans la vente de matériaux de beaux-arts sont a peu près le seul indicateur valable qu’il y a au Luxembourg un forte activité de ceux qu’on appelle parfois « Hobbymoler ». Hors des circuits commerciaux et des expositions institutionnelles, il y a là, un domaine au croisement de la créativité artistique et de la sociologie qu’il reste à explorer.

Le titre est une citation de Raymond Lutgen.
Christian Mosar
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