Panorama du secteur non-régulé des agences immobilières

Une passion luxembourgeoise

d'Lëtzebuerger Land vom 27.10.2017

Wer nichts wird, wird… Dans son Répertoire des entreprises luxembourgeoises, publié ce mois-ci, le Statec recense 1 087 agences immobilières. (En 1998, les statisticiens en estimaient le nombre à 337 et à 686 en 2008.) Pour chaque salon de coiffure, le Luxembourg compterait ainsi deux agences immobilières. Plus de 600 personnes sont actuellement inscrites à la formation « accès aux professions de l’immobilier » que propose le House of Training. Il y a dix ans, ils n’étaient encore que quelque 300. Tous les ans, estime-t-on dans le secteur, une centaine d’agences naîtraient et une centaine mourraient.

Ces chiffres sont à prendre avec précaution. Ainsi, le portail immobilier athome.lu ne compte « que » 584 agences clientes. En partie, les chiffres du Statec sont « artificiellement » gonflés par une foule de « Hobby-Becca » qui font de l’immobilier à côté, en-dehors de leurs heures de travail ou pour meubler le temps de leur retraite. Or, le nombre impressionnant d’agences révèle également une précarité qui a pris de l’ampleur dans le secteur : de plus en plus d’agents opèrent comme (pseudo-)indépendants sous franchise. Ils disposent chacun d’un numéro de TVA ; ce sont des entreprises unipersonnelles payées à la commission et uniquement à la commission.

New kids on the block Quinze mois, c’est le temps que la sociologue française Lise Bernard a passé à faire du terrain ethnographique dans une agence immobilière à Paris. En tant qu’observatrice participante, elle y a assisté aux prospections, visites, réunions de travail, formations continues et pauses-café. Ce mois-ci, son enquête est parue aux PUF sous le titre La précarité en col blanc (310 pages). L’auteure y présente les agents immobiliers comme les archétypes de la précarité vécue par les cols blancs du commerce. Motivés par l’idéal méritocratique de la performance et « l’idéologie de l’indépendance », ils sont fragilisés par leur forte exposition au marché : heures de travail infernales, turn-over vertigineux et revenus « jamais acquis mais toujours à conquérir ».

Dans les agences immobilières, les diplômes ne constituent pas un critère de sélection déterminant. Ainsi, seuls les directeurs d’agence et les agents immobiliers indépendants sont obligés de passer la formation de cinquante heures offerte par le House of Training – qui, avec un taux de réussite avoisinant les 80 pour cent, n’est pas réputée particulièrement dure. Pour les agents immobiliers embauchés comme salariés, cette formation minimale reste par contre entièrement facultative. Dans le milieu des agences, écrit Lise Bernard, ce sont le « capital social », les « ressources relationnelles » et une « culture de l’aplomb » qui priment.

La sociologue identifie cinq types de trajectoires menant à la profession d’agent immobilier. Primo, les « vilains petits canards » issus de la classe moyenne ou de la bourgeoisie, qui ont mal réussi leur scolarité et voient dans le marché immobilier un moyen de se maintenir « à niveau ». Secundo, les personnes issues des milieux populaires animées d’une volonté d’ascension sociale. Tertio, des femmes poussées dans le métier à la suite d’un divorce et qui, parce qu’elles ont déjà acquis ou vendu un bien immobilier, ressentent une familiarité avec l’immobilier. Quarto, les « naufragés de la société salariale » cherchant une place stable sur le marché du travail. Et enfin, quinto, les jeunes qui ont suivi une formation commerciale ; sans enfants et résidant encore chez leurs parents, ils peuvent plus facilement surmonter les périodes de dèche. Sur son site, Remax Luxembourg conseille ainsi aux futurs agents d’avoir « une réserve financière suffisante pour quelques mois, avant que vous ne commenciez à percevoir vos propres revenus ».

Au Luxembourg, un autre facteur entre en jeu : celui de la nationalité. Les Luxembourgeois, monnayant leur capital d’ancrage, continuent à dominer le marché, alors que les étrangers et frontaliers tentent de s’y faire une place par des pratiques commerciales que les établis ressentent comme « agressives ». Combinée à la diffusion du modèle free-lance, cette constellation a accéléré la course aux mandats. Dans certains quartiers huppés, les « boîtages » (un agent évoque ainsi un « carpet bombing » de prospectus) et « piges », consistant à appeler les propriétaires qui ont publié une annonce dans un journal, se sont répandus. Ce sont des activités ingrates qui s’apparentent à une longue et décourageante succession de réponses négatives. Les agents établis disposent, eux, d’une ressource aussi précieuse que discrète : les indics. Ceux-ci peuvent être restaurateurs, syndics ou simplement des employés ou retraités lambda bien introduits dans le tissu social et associatif du quartier ou du village. Il existe ainsi tout un réseau souterrain de rapporteurs d’affaires qui, s’ils réussissent à mettre en relation un propriétaire et un agent, ont droit à une rétro-commission (une finder’s fee) non-négligeable.

« Une certaine agressivité est en train de se former. Les gens commencent à résister [à la hausse des prix, ndlr], nous le ressentons tous les jours », témoignait l’agent immobilier, Dan Beck, dimanche dernier à la Radio 100,7. La profession d’agent immobilier est perçue avec un mélange de jalousie et de mépris. Les commissions sont considérées comme abusives, l’agent étant vu comme simple intermédiaire qui « ouvre des portes ». « Et ce, note Lise Bernard, d’autant plus que les notaires – qui constituent, à la différence des agents immobiliers, des interlocuteurs nécessaires – garantissent la dimension juridique de la vente. » Cette défiance est renforcée par des pratiques de consommation ostentatoires qu’affichent de nombreux agents. Lise Bernard voit dans cette opulence à la fois l’expression d’une « revanche sociale » et un moyen « de cristalliser, de manière plus ou moins durable, une réussite souvent menacée ».

Des vaches maigres et des vaches grasses Entre agences immobilières, il y a grosso modo deux modes de rémunération. Certaines emploient les agents comme salariés, leur garantissant ainsi des congés payés et une rémunération fixe, augmentée d’un pourcentage sur les ventes réalisées. D’autres ont recours à des « indépendants », c’est-à-dire entièrement payés à la commission. Lise Bernard écrit que « travailler avec des négociateurs indépendants constitue, pour une direction d’agence, un moyen de limiter les coûts fixes et de ne pas se ‘lier’ à un salarié dont il sera plus difficile de se séparer ». L’argent, poursuit la sociologue quelques chapitres plus loin, « est un mode de relations au sein des agences » et l’individualisation des rémunérations est source de tensions permanentes entre collègues : « Les ventes réalisées avec les commissions les plus importantes suscitent une fierté particulière et réaliser un chiffre d’affaires faible peut s’accompagner de honte. […] Les performances de chaque négociateur circulent, plus ou moins ouvertement, au sein d’une agence. »

Les « mois à zéro » sont la grande angoisse de l’agent free-lance dont l’indépendance est souvent subie plus qu’elle n’est choisie. Car s’il ne trouve pas de mandat et ne signe pas d’affaire, il ne touchera rien. Sa commission se décompose en deux : une pour avoir déniché un mandat (l’« entrée ») et l’autre pour avoir conclu la vente (la « sortie »). L’agent peut donc gagner 30 000 euros grâce à une « entrée » et « sortie » d’un bien vendu à un million d’euros, pour ensuite traverser plusieurs « mois à zéro ». Mais alors que les mandats partagés deviennent de plus en fréquents, un agent peut aussi passer des journées, semaines et mois à faire visiter des logements par des clients vaguement intéressés (perçus comme « touristes ») sans toucher un centime, simplement parce qu’un concurrent a été plus rapide.

Sur les dix dernières années, le modèle des agents indépendants s’est rapidement diffusé au Luxembourg. Ainsi, la franchise américaine Remax a réussi en quelques années à se faire une place sur le marché luxembourgeois (où elle compte entretemps quinze agences). Sur son site, elle tente d’attirer de futurs agents : « Chez Remax vous apprécierez l’indépendance. Vous pourrez mener vos propres affaires sans avoir les tracas d’un patron. […] Les agents obtiennent jusqu’à 80 pour cent de la commission tout en participant aux frais mensuels de l’agence. » Remax vend du rêve américain : « Votre succès est seulement limité par votre capacité et votre détermination et non par les restrictions que l’on retrouve dans des environnements plus conventionnels. »

It’s a seller’s market Trouver un acheteur (« sortir » un bien, comme on dit dans le secteur), ce n’est pas bien difficile ; mais trouver un vendeur (« entrer » un bien), c’est une autre histoire. Lise Bernard décrit ce qui s’est passé à Paris, lorsqu’au début de la crise de 2008, la conjoncture s’était inversée : Tout d’un coup, les agents devenaient « moins sélectifs envers les acquéreurs et davantage envers les vendeurs ». Et de citer un directeur d’agence parisien : « Avant, on virait les acquéreurs qui puaient de la gueule. Aujourd’hui, on leur cure les dents, même s’ils ont mauvaise haleine. »

Le Luxembourg reste solidement un seller’s market. Le pouvoir des intermédiaires s’affirme avec le plus de force sur le marché des locations. Dans la Ville de Luxembourg, où pour chaque studio, des dizaines de candidats se présentent, les agences remplissent la fonction de gate keepers. Collectant les fiches de paie et établissant des « profils », ils assurent une sélection sociale froide et distanciée. Si les agents parlent de leur « client », ils désignent en général le bailleur et non le locataire ; bien que ce soit ce dernier qui paie leur commission (généralement un mois de loyer). Déposée en novembre 2016 par Déi Lénk, la proposition de loi visant, après la Belgique (en 2009), la France (en 2014) et l’Allemagne (en 2016), à introduire le « Bestellerprinzip » pour les frais d’agence, « continue à être analysée de manière très intensive », assure le ministre du Logement, Marc Hansen (DP).

Trois pour cent Au Luxembourg, les commissions maxima se sont globalement maintenues à trois pour cent. Et ceci malgré une hausse des prix immobiliers de plus de quarante pour cent sur les dix dernières années. Dans le milieu, réussir à imposer un taux de trois pour cent reste une source de fierté, présentée, vers l’extérieur, comme un gage de sérieux. Les concurrents, de plus en plus nombreux, qui acceptent un mandat pour une commission moindre sont stigmatisés comme casseurs du marché. Dimanche, à la Radio 100,7, le président de la Chambre immobilière, Jean-Paul Scheuren, expliquait que le taux de trois pour cent était « une usance [Usus] sur le marché » où elle se serait « simplement maintenue ». Tout en rappelant qu’elle était dépourvue d’une base légale et désormais « librement négociable entre les parties », il la justifiait par la « Knachen-Aarbecht » des agents et par une hausse des coûts de publicité.

La commission à trois pour cent avait été introduite via règlement grand-ducal en 1972 ; ce fut de manière implicite qu’elle finit abrogée par la loi de 2004 sur la concurrence, déposée suite aux pressions de la Commission européenne. En avril 2013, dans le magazine Legimag, la juriste Laurence Raphaël avait soupçonné une « entente aussi implicite que l’abrogation, entente par ailleurs illégale au regard du droit communautaire. » En réponse à une question parlementaire posée par le député Franz Fayot (LSAP), les ministres des Finances et de l’Économie ne voyaient aucune raison à une intervention politique, estimant que « le nombre d’acteurs sur le marché est suffisamment important pour permettre à la concurrence de jouer ». Au début des années 2010, le Conseil de la concurrence avait ouvert une vaste enquête, mais, faute de preuves matérielles d’une entente, avait clôturé sans suites le dossier en 2012

Zones grises La concurrence exacerbée pousse les agences à faire des estimations absurdement élevées dans l’espoir de décrocher un des mandats – de préférence exclusif – convoités. Pour l’agent immobilier, cette surenchère a l’inconvénient de créer des difficultés pour dégotter un acheteur assez pressé (ou stupide) pour accepter le prix affiché. Une fois le mandat acquis, l’agent doit donc souvent retourner chez le propriétaire pour le convaincre de revoir à la baisse ses grandes espérances. L’Observatoire de l’habitat situe ainsi l’écart moyen entre prix annoncé et prix enregistré (par les actes notariés) à cinq pour cent dans les zones urbaines et à dix pour cent dans les zones rurales. « Cela fait quand même des sommes conséquentes, estimait le chercheur au Liser, Julien Licheron, en février face au Land. Et ce n’est qu’une moyenne, certains biens sont mis en vente à des prix complètement déconnectés de la réalité… des fois 100 000 euros au-dessus du prix de marché ! » Les fausses informations sur le marché peuvent contribuer à la surchauffe. Car si les prix affichés sur athome.lu
sont souvent fantasques, ils ont un réel impact sur les attentes des voisins et risquent de devenir la nouvelle référence dans le quartier.

Les agences immobilières sont omniprésentes dans le paysage grand-ducal ; on en trouve à chaque coin de rue. Pourtant, comme secteur économique, c’est une zone grise, largement non-régulée et difficile à appréhender (aucune étude sérieuse n’y a été consacrée). La Chambre immobilière du Grand-Duché de Luxembourg tente de se positionner comme garante de « qualité » et de « déontologie ». Son nom témoigne d’un souci de respectabilité poussé jusqu’à l’usurpation institutionnelle. Car la Chambre immobilière n’est en fait ni une chambre professionnelle, ni même un ordre professionnel, mais une simple ASBL. En tant que telle, sa « commission de discipline » n’a aucun pouvoir de supervision. Comme souvent au Luxembourg, un début de contrôle a été introduit via une directive européenne, celle sur la lutte contre le blanchiment d’argent. Depuis 2004, les agents immobiliers y sont assujettis, et depuis 2010, l’Administration de l’Enregistrement et des Domaines est l’autorité de surveillance et de contrôle.

« Mon impression du secteur, c’est que les professionnels n’ont tout simplement pas conscience de la question du blanchiment. C’est une autre culture et il faudra du temps », estimait Doris Woltz, alors juge d’instruction en charge de la Cellule de renseignement financier, dans une interview accordée au Land en 2014. Et de poursuivre : « À travers l’Europe, les gens s’étonnent que les salaires stagnent, mais que les prix immobiliers continuent de s’envoler. On peut donc se poser la question sur l’origine des capitaux qui coulent dans ce secteur. » En 2015, les agents immobiliers ont rempli onze déclarations de soupçon ; c’est peu, mais toujours mieux que les notaires (zéro déclarations).

Bernard Thomas
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