Les lettres de Félix Thyes

Faites une petite maladie !

d'Lëtzebuerger Land du 11.09.2015

Félix Thyes était l’enfant d’une période tourmentée. Né en 1830, quinze ans après la défaite de Napoléon et la création du grand-duché, quelques mois avant la révolution belge qui vit tout le pays, à l’exception de la forteresse, se révolter contre le roi-grand-duc, il est devenu l’un des pionniers de la littérature luxembourgeoise. Il a écrit le premier roman du Luxembourg, Marc Bruno. Profil d’artiste, et le premier Essai sur la Poésie luxembourgeoise, publié en 1854 dans la Revue trimestrielle, nouvel organe démocrate et maçonnique bruxellois. Lors de ses études de droit à Bruxelles, il a fréquenté le milieu des démocrates et francs-maçons belges, Charles De Coster était ainsi un ami intime. Mais, handicapé et malade toute sa vie durant, l’étudiant de 25 ans meurt en 1855 de tuberculose.

Un an après la mort de Félix Thyes, son professeur de littérature française Eugène van Bemmel publie son roman romantique et légèrement autobiographique Marc Bruno ainsi qu’une partie de la correspondance échangée entre l’étudiant et son professeur. Grâce à un don d’un descendant de l’auteur, le Centre national de littérature à Mersch vient d’acquérir, lors d’une vente aux enchères à Bruxelles, les lettres que Thyes a envoyées à son professeur, une lettre de son père, une autre d’un professeur de l’Athénée à Luxembourg, ainsi qu’une nécrologie, une notice biographique et un avis mortuaire.

Le jeune étudiant envoya le 16 avril 1853 une première longue lettre de Lintgen, où il dut se reposer, à van Bemmel dans laquelle il chercha à renouer le contact et expliqua comment ses vues sur l’art s’étaient développées : « Tout cela a fait que je n’ai jamais su copier convenablement la moindre page de dessin. En revanche, j’ai pris l’habitude d’analyser et d’étudier la nature, de chercher la face lumineuse et brillante de toutes choses, son côté artistique ; et je comprends un peu le dessin sans savoir dessiner moi-même. Et maintenant, Monsieur, la méthode de ce bon professeur n’est-elle pas un peu bien bonne ? Ses idées ne sont-elles pas applicables à la littérature comme à tous les arts en général ? Ne croyez-vous pas avec lui qu’il faut étudier la nature avant tout, sur tout et partout ? Ne pensez-vous pas avec lui que l’intelligence de la nature, c’est l’art tout entier, et que le reste n’est qu’un accessoire d’importance médiocre ? » À la fin de sa lettre, l’éternel malade loua « le charme et les avantages de la convalescence » et conseille : « Tenez, Monsieur, même sans votre assentiment préalable, faites une petite maladie ! »

Dans une autre lettre, datée du 9 juin 1853, cinq années après les révolutions de 1848, le jeune romantique détailla ses idées politiques : « Ainsi que vous le dites, la société nouvelle, telle que nous la voulons, est le pôle vers lequel se dirigent toutes les intelligences et tous les cœurs. Mais il y a tant de manières diverses de comprendre la révolution et le monde nouveau, le moyen et le but, que même lorsqu’on veut la même chose souvent on est loin de s’entendre. » Sa manière de voir était résolument chrétienne, « la révolution, n’étant que l’application de la doctrine de Jésus. » Dans cette idée, la Révolution français « n’est que le branlebas de la révolution ; 1830 et 1848 n’en sont que des épisodes, Louis Bonaparte un caillou sur un grand chemin. »

Félix Thyes n’était pas insensible à la misère du peuple, « ce pauvre Job », comme il cita son compatriote Jean-Jacques Altmeyer, une des connaissances luxembourgeoises de Karl Marx. « La féodalité du XIXme siècle est assise sur la puissance de l’or, sur la suprématie de la matière et de l’égoïsme. Autrefois on menaçait de la potence et du bûcher, aujourd’hui on menace de la faim : progrès ! »

Et Félix Thyes semble étrangement moderne quand il fustige l’eurosclérose : « L’Europe est vieille et ridée ; elle est envahie par la corruption, travaillée par l’égoïsme et le doute : mais l’aspect, en elle, est sain et tout-puissant. L’Australie, les deux Amériques, l’Afrique nourrissent des peuples jeunes, vigoureux, naïfs, et recèlent des foyers ardents d’amour et de foi ; seulement, l’intelligence y manque de culture. »

Malheureusement, cette lettre du 9 juin, van Bemmel ne l’a pas publiée en entier, comme d’autres lettres qui témoignent d’un désaccord naissant entre l’étudiant et son professeur. Jusqu’à présent, nous ignorions les raisons de ce différend. Mais comme les lettres sont réapparues après 160 années, nous en saurons davantage, au moment où le Centre national de littérature révélera le contenu de son nouveau Fonds Félix Thyes l’année prochaine dans sa revue Fundstücke – Trouvailles.

Romain Hilgert
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