Films luxembourgeois en Pologne

Norbi goes East

d'Lëtzebuerger Land vom 29.11.2007

Incongru. C’est le moins qu’on puisse dire. Présenter une vingtaine de films luxembourgeois à Lodz, ville industrielle au centre de la Pologne est certainement pour le moins incongru. À part l’horrible Schlager des années 1980 de Vicky Leandros, on ne sait rien sur Lodz. Par exemple que la ville, que les nazis avaient annexée dès 1939 et appelée Litzmannstadt, abritait le deuxième ghetto d’Europe, avec jusqu’à 200 000 prisonniers ; la majorité des juifs luxembourgeois y furent déportés. Ou que la ville avait été industrialisée dès le début du XIXe siècle et bâtit une certaine prospérité et sa population – de près de 800 000 habitants aujourd’hui – sur l’industrie textile. Ou encore qu’elle a une industrie du cinéma historique qui marche – Colargol (« l’ours qui chante en fa, en sol ») série d’animation culte des enfants français diffusée dans les années 1970 par l’ORTF, a par exemple été produit ici –, grâce notamment à son école du cinéma renommée où ont étudié Andrzej Wajda, Krzysztof Kieslowski et Roman Polanski. Et, depuis quinze ans, un festival de cinéma, Camerimage, qui a pour originalité d’être consacré aux chefs opérateurs et de valoriser leur travail : ici, ce sont eux qui reçoivent les prix. Et c’est là que le lien avec le Luxem­bourg devient soudain plus concret – bien qu’un peu surréaliste : Camerimage veut non seulement s’affirmer, mais également croître. Et des cinéastes internationaux découvrent la Pologne et Lodz comme lieu de tournage professionnel et bon marché – David Lynch habite ici au moins six mois par an et a tourné une bonne partie de Inland Empire, son dernier long-métrage à Lodz. D’où l’idée de construire une véritable « cité du cinéma » en plein centre ville, qui abriterait des studios, notamment ceux de David Lynch, le festival et d’autres activités plus ou moins culturelles. Même si le financement est loin d’être assuré, l’architecte est déjà désigné: ce sera le Luxembourgeois Rob Krier, frère de Léon, avec lequel il a codessiné la Cité judiciaire au Luxembourg – d’ailleurs, on retrouve une sorte de « tour des vents » sur les plans pour Lodz. Au fait, le choix de l’architecte étonne moins lorsqu’on se ballade dans la ville, où le temps semble s’être arrêté, au moins côté architecture, à la fin du XIXe siècle. La ville est dominée par de grands immeubles industriels en brique rouge, dont un, gigantesque, a été transformé en centre commercial surdimensionné, Manufaktura. Les Krier voulant faire abstraction de l’architecture moderne et contemporaine, qu’ils considèrent comme un crime, d’au-cuns ironisent qu’au moins avec eux, l’ancien et le nouveau se complèteront harmonieusement. Cette année, le festival Camerimage a donc décidé de programmer une série de films luxembourgeois, ou plutôt des Benelux, entreprise pour laquelle les organisateurs sont passés par la nouvelle ambassade grand-ducale à Varsovie, inaugurée en juin seulement. Pour l’ambassadeur Ronald Dofing, fin connaisseur des arts, et son équipe d’une demie-douzaine de personnes, habituées à répondre plutôt aux attentes de trois global players de l’économie luxembourgeoise actifs en Pologne – ArcelorMittal, fortement implantée en Pologne, notamment par des rachats ; SES, qui couvre le marché est-européen à partir d’ici, et du groupe immobilier Orco, qui a son siège au Luxembourg et est notamment en train de construire une tour dessinée par Daniel Libeskind à Varsovie –, le défi était énorme. Mais au lieu de se limiter à proposer une liste de films produits ces dernières années, l’ambassade en est vite arrivée à mettre sur pied un programme culturel impressionnant, qui s’est terminé hier soir avec la projection de My name is Justine de Franco de Pena, coproduction luxembourgo-polonaise de 2005 sur les réseaux de la traite des femmes, et de Nuits d’Arabie de Paul Kieffer. En une semaine, une quinzaine de films récents auront été montrés dans le cadre du festival Camerimage, plus quelques œuvres plus anciennes à la Cinémathèque de Lodz ; Ingrid Caven (qui joue dans Deep Frozen d’Andy Bausch) aura donné un récital ; André Mergenthaler aura joué une composition originale en accompagnement de Vu Feier an Eisen de 1921, passé industriel commun oblige ; Jhemp Hoscheit, Jean-Claude Schlim et Luc Feit auront présenté Perl oder Pica de Paul Cruchten en plusieurs séances. Edmond Israel aura parlé de la place financière luxembourgeoise et Nicolas Schmit de l’Europe après Lisbonne. Christian Aschman aura exposé ses photos en parallèle avec celles de son oncle Pol… Un véritable marathon culturel luxembourgeois, dont l’organisation a été rendue plus difficile par le boycott des institutions luxembourgeoises, notamment la Cinémathèque et le Film Fund, probablement trop occupés par l’organisation du Lëtze­buerger Filmpräis, qui a lieu ce soir.Regarder un film international en Pologne, que ce soit à la télévision ou au cinéma, demande du courage : les œuvres ne sont ni sous-titrées, ni synchronisées, mais traduites en live par un « lektor polski », un traducteur assis au fond de la salle et qui traduit, avec un même son monocorde et une voix grave tout ce qui se dit à l’écran, que ce soit par des actrices, des acteurs ou des enfants, vestige d’un autre temps.Pourtant, à Lodz, l’intérêt pour le cinéma luxembourgeois est réel. Si, à Cannes, à Venise ou à Berlin, les quelques rares intrusions d’une coproduction récoltent au plus une vague citation en fin de programme, la télévision et les journaux polonais se sont rués sur l’occasion pour en apprendre plus et sur la culture et sur le pays. « Radio Luxembourg saved my life ! » est une des réactions standard des Polonais de plus de cinquante ans lorsqu’on y énonce sa nationalité. Le Luxembourg y a donc une image d’exportateur de culture et de liberté, c’est assez rare pour être souligné. L’ouverture du marché du travail luxembourgeois pour les ressortissants polonais, le 1er novembre dernier, est un autre sujet qui intéresse sur place. Lodz a aussi une université forte de près de 30 000 étudiants, notamment en sciences humaines et en économie. La section des beaux-arts exploite une galerie dans une salle désaffectée d’un des bâtiments industriels qu’elle occupe, la Nowa Przestrzen Gallery. La galerie a tout le charme de l’espace brut que la Kulturfabrik a un peu perdu depuis sa rénovation : murs nus juste blanchis, sol en béton, fenêtres industrielles, pas de chauffage bien sûr… Mais les œuvres que l’ambassade y montre sont très bien valorisées dans ces espaces. L’exposition Sidewalks fait se côtoyer les peintures hyperréalistes de l’artiste polonais Ivo Nikic, les interventions minimalistes et enjouées du collectif Bull (Best use of limited lia­bility) ainsi que les photos et films contemporains de Christian Aschman, et celles, remontant aux années 1950 et 1960, de Pol Aschman. Tous ont en commun une recherche sur l’espace urbain, la poésie du quotidien ou de la banalité, et une certaine tendresse pour les gens qui habitent la ville.Christian Aschman, qui avait déjà réalisé une série de photos sur la Pologne suite à une commande de Roland Dofing lors de l’ouverture de l’ambassade (un catalogue a été édité pour l’occasion), y projette des portraits d’acteurs polonais et luxembourgeois – Luc Feit, Myriam Muller et Jules Werner – qu’il a faits pour cette semaine culturelle. Et, fait nouveau, il montre également et pour la première fois, de petits films, qu’il appelle « haïkus animés » et qui se situent dans la lignée de son travail photographique : de petits moments intimes, calmes, presque banals, où l’on est amené à regarder son quotidien autrement, plus consciemment. Le plus impressionnant de ces films est celui tourné en boîte techno à Varsovie : on n’y voit que des pieds, des jambes qui dansent, des lumières stroboscopiques déchirent le noir avec violence, le tout accompagné de techno agressive et beaucoup trop forte. Ou : la preuve par la culture, pour ceux qui en doutaient encore, que le capitalisme ultralibéral et violent est aussi arrivé en Pologne. 

 

josée hansen
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