Chronique Internet

Tech mal logée

d'Lëtzebuerger Land vom 07.06.2019

La « Bay Area », la région située autour de San Francisco où les géants du Net ont leurs sièges, traverse une crise immobilière aiguë. Dans cette conurbation dont la partie sud correspond à la Silicon Valley (Palo Alto, Cupertino, Mountain View …), les employés tant des jeunes pousses que des grands groupes sont nombreux à galérer pour se loger. Faute de solution, ils se réfugient dans les « trailer parks » qui fleurissent aux périphéries des villes voire dorment dans leur voiture.

Dans un éditorial publié à la mi-mai, le quotidien local Mercury News, s’appuyant sur une enquête approfondie de deux de ses reporters, qualifie la situation d’« insoutenable », soulignant que la région « ne peut pas continuer de prospérer si seul l’échelon supérieur peut se permettre de vivre ici ». Dans une région qui connaît une croissance forte et un taux de chômage très bas, une proportion croissante de jeunes du cru retournent vivre

chez leurs parents. Parmi les employés des entreprises de technologie, nombreux sont ceux qui, malgré un salaire annuel supérieur à 100 000 dollars, renoncent à faire l’acquisition d’un logement. Le journal indique qu’une famille gagnant l’équivalent de 100 000 dollars aujourd’hui pouvait se payer un loyer dans 70 pour cent des quartiers de la « Bay Area » en 2012, une proportion qui est tombée à 28 pour cent en 2018. Pour celles cherchant à prendre une hypothèque pour acheter un logement, la proportion est tombée de 41 pour cent à 18 pour cent sur la même période.

La valeur moyenne d’une maison dans la région de San Francisco est de 1,34 million de dollars, l’acompte moyen de 250 000 dollars. Selon Apartment List, le loyer moyen d’un appartement d’une pièce y est de 2 470 dollars. La situation a même été qualifiée de « violation des droits de l’homme » par un représentant de l’ONU.

Brendan Neill, un étudiant en informatique qui, après avoir fini ses études et échoué à trouver un emploi dans son secteur, travaille chez Target et est de retour chez ses parents. Il raconte au Mercury News qu’il préfère habiter dans leur cave et faire du babysitting « que traîner quelque part sur un canapé avec huit colocataires », alors que certains de ses amis « vivent à Oakland dans un endroit moisi et sont quand même fauchés ».

C’est l’envers de la médaille de cette région jalonnée de « campus » des Gafa. La crise immobilière signifie que les gens s’entassent dans des logements exigus ou acceptent des trajets de plus en plus longs pour se rendre à leur travail, ce qui aggrave considérablement les conditions de circulation. La capitale mondiale de la technologie accueille ainsi en société de plus en plus inégalitaire. Et les experts s’attendent qu’avec les introductions en bourse comme celles d’Airbnb ou Lyft, le phénomène s’accentue, les millionnaires de ces IPO (ceux qui bénéficient de ces levées de fonds grâce à leurs actions dans les entreprises mises en bourse) s’apprêtant, selon les termes du New York Times, à « manger San Francisco tout cru ».

Pour autant, le Mercury News prône, pour sortir de la crise, des recettes peu convaincantes. Il plaide pour que l’on mette les emplois et les logements au même endroit – une incantation qui a peu de chance d‘aboutir si elle n’est pas assortie de politiques beaucoup plus contraignantes que celles qui ont cours en Californie. Le journal reconnaît qu’il ne sert à rien de construire de nouvelles routes. Mais pour donner un coup de fouet à la construction de logements, il plaide pour une déréglementation, notamment dans le domaine environnemental, et se prononce contre un encadrement des loyers. Face à ces recettes classiques, sans doute vouées à l’échec, d’autres plaident pour une densification raisonnée (c’est-à-dire ne profitant pas en premier lieu à la construction de logements de luxe) et pour une approche s’appuyant sur le YIMBI (« yes in my backyard »), l’attitude solidaire qui, face à la gravité de la crise, prend de plus en plus d’ampleur.

Jean Lasar
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