Marché des sondages

CQFD

d'Lëtzebuerger Land vom 10.11.2017

L’intellectuel organique Au printemps 2005, la campagne référendaire sur la Constitution européenne marquait un saut quantique pour la démoscopie politique. Le Service information et presse avait commandité auprès de TNS-Ilres des « reportings » quasi-journaliers. Le directeur des recherches d’Ilres, Charles Margue, se rappelle avoir envoyé des SMS « deux à trois fois par semaine » à Michel
Wolter et à François Biltgen, alors chef du groupe parlementaire respectivement président du CSV. Ses textos contenaient à chaque fois deux chiffres : le pourcentage du « oui » et celui du « non ». À deux mois du référendum, alors que le « oui » était passé en-dessous de cinquante pour cent et le « non » se rapprochait de quarante pour cent, ces SMS étaient surveillés comme le lait sur le feu.

Charles Margue entrera dans l’histoire comme le premier intellectuel organique de RTL Télé Lëtzebuerg. Pour les journalistes, à la recherche d’une expertise vulgarisée, c’était un « bon client » (un « fast thinker », aurait dit Pierre Bourdieu). Or la ligne séparant les interprétations du sondeur et les opinions du citoyen Margue était par moments ténue. Fils du très réactionnaire député Georges Margue (CSV), Charles s’était politisé au contact avec la mouvance « catho de gauche ». Politiquement, on pourrait le situer quelque part entre l’aile gauche du CSV et l’aile droite de Déi Gréng, c’est-à-dire au centre d’une plus ou moins probable majorité Wiseler-Braz. Malgré cette concordance avec le mainstream libéral – ou peut-être parce que celle-ci devenait trop apparente au lendemain du choc « 80-20 » du 7 juin 2015 –, cela fait plus d’un an que l’expert maison n’a plus fait d’apparition sur les plateaux de télé. Le soir des élections communales, il était ainsi remplacé par Tommy Klein, « research executive » de TNS-Ilres. Le trentenaire fait figure de nouveau sociologue/politologue/statisticien/spin-doctor attitré.

En 1997, Taylor Nelson Sofres (TNS), un des plus grands instituts de sondage mondiaux, entre dans le capital d’Ilres et intègre l’acteur local dans son réseau. Si Ilres SA reste une entreprise de taille moyenne
(32 employés), elle n’en est pas moins profitable. Ainsi, les actionnaires se sont versés l’intégralité du bénéfice de 2015 (soit 380 000 euros), puis celui de 2016 (soit 600 000 euros) en dividendes. Les liens entre Ilres et la presse sont génétiques. Fondé en 1978, l’Institut luxembourgeois de sondages et d’études d’opinion se transforme dès 1984 en société anonyme pour accueillir Saint-Paul, Editpress et la régie publicitaire de RTL comme nouveaux actionnaires. Ilres fut donc, du moins à ses origines, d’abord une firme au service des médias et de leurs régies.

Editpress vs RTL vs Saint-Paul À la fin de son éditorial du samedi dernier, l’administrateur délégué d’Editpress, Alvin Sold, notait : « Le 14 novembre, le Tageblatt commencera à publier de nouveaux résultats de sondage provenant de l’institut français Ifop. » Et d’ajouter : « Man darf gespannt sein. » C’est l’aboutissement d’une longue négociation dans les coulisses au bout de laquelle Editpress a perdu la « Sonndesfro » au profit de Saint-Paul et de RTL Group. « Si j’étais Ségolène Royal, je dirais que cela a causé une certaine ‘froiditude’ », ironise Alvin Sold. Il évoque une « hausse très massive des tarifs » (un triplement, voire un quadruplement) que demandait Ilres. L’année dernière, les sondeurs auraient fait pression pour qu’un nouveau contrat soit signé au plus vite. « Nous avons raté pour je ne sais plus quelles raisons le délai. Nous n’avions pas compris que c’était tellement… ultimativ. » En fin de course, le Luxemburger Wort et RTL auront fini par s’approprier la « Sonndesfro » (« Question du dimanche »).

Cet évincement d’un journal financièrement affaibli peut paraître cruel. Car ce fut le Tageblatt qui, en 1995, avait le premier eu l’idée de publier le « Politbarometer » sondant la popularité d’une panoplie de personnalités politiques. (La question posée étant : « Pouvez-vous me dire si vous souhaitez la voir jouer un rôle important au cours des mois et années à venir ? ») À partir de 2003, elle complétait ce hit-parade par la « Sonndesfro » : « Pour qui voteriez-vous si l’élection était organisée dimanche ? » Charles Margue explique que celle-ci était en fait un produit secondaire (« en Offallprodukt ») d’une multitude de sondages : à la fin de questionnaires portant sur d’autres sujets, les sondeurs glissaient la « Sonndesfro ». Mais alors que les interviews par téléphone se raréfient, Ilres devrait désormais procéder à une collecte de données dédiée, et c’est ce qui expliquerait la hausse du prix.

Alvin Sold dit vouloir donner aux sondages commandités à l’Ifop un « touche plus ‘ludique’ » : « On pourrait ainsi s’imaginer de poser la question qui, dans une coalition CSV-LSAP, ferait le meilleur ministre des Affaires Étrangères ». Ne disposant pas d’une implantation luxembougergoise, l’Ifop doit trouver des relais trilingues pour mener les milliers d’interviews. (La dernière « Sonndesfro » de mai 2017 se basait ainsi sur un échantillon de 3 861 résidents luxembourgeois ayant le droit de vote.) Effectué en avril-mai 2017 à l’occasion des vingt ans du Jeudi et dédié au statut de la langue française au Luxembourg, le premier sondage de l’Ifop pour Editpress semblait quelque peu bancal. Basé sur un très faible échantillon (615 sondés), il aboutissait à des résultats non seulement paradoxaux, mais aussi invraisemblables. À la question « quelle langue est aujourd’hui la langue la plus ‘tendance’, la plus moderne ? », 66 pour cent des moins de 25 ans auraient répondu par « le français » et seulement seize pour cent par « l’anglais ». (Alors que la moyenne, tous âges confondus, donnait 45 pour cent au français et 26 pour cent à l’anglais.)

Reste que les divergences éventuelles entre les résultats d’une Ilres et d’une Ifop pourraient s’avérer salutaires : elles permettraient de questionner la méthodologie qui y a conduit. En mai 2016, il avait suffi de quelques ajustements dans la pondération entre « compétence », « sympathie » et le taux de reconnaissance pour faire descendre le Premier ministre Xavier Bettel de la deuxième (RTL) à la douzième place (Wort) du « Politmonitor ». Pris au dépourvu par la nouvelle formule de calcul introduite par le rédacteur en chef du Wort, Jean-Lou Siweck, RTL-Radio demandait à Charles Margue « où était la vérité ». Tentant de ménager ses deux clients, il répondait : « Les deux représentations ne sont pas fausses ».

Politique « Mon client le plus fidèle, c’est le DP. Depuis 1989, il ne nous a omis dans aucune campagne électorale », dit Charles Margue. Ceci pourrait être lié à la précoce exposition aux méthodes démoscopiques états-uniennes. Car le DP luxembourgeois était longtemps invité à joindre les campaign trails des démocrates américains lors de la Présidentielle. Kik Schneider, l’ancien secrétaire général du DP, qui en 1994 et 1999 dirigeait la campagne électorale, se souvient avoir suivi durant huit jours la campagne Clinton-Gore (celle de 1992) en tant qu’observateur. Selon Schneider, la décision de mettre en avant le slogan de la « Bildungsoffensiv » aux législatives de 1999 devait beaucoup aux sondages commandités à Ilres et discrètement analysés en interne. Interrogé sur l’efficacité des sondages, il reste pourtant sceptique : « C’est lourd et pas toujours concluant. Mais les sondages permettent de dégager des tendances. Ils peuvent aussi calmer sur certains sujets. » D’après l’encore actuel secrétaire général du DP, Marc Ruppert, le parti commanderait un sondage thématique au moins une fois tous les deux ans.

Après être longtemps passé par l’institut berlinois Infratest dimap, le CSV est aujourd’hui client d’Ilres et de Quest. En novembre 2014, le CSV faisait ainsi interroger 480 de ses électeurs par Ilres. Le parti voulait connaître les « compétences » qui ceux-ci lui attribuaient (réponses : affaires sociales, finances, famille), les « traits de caractère de l’hommes et de la femme politique-modèle » (intègre, sens des responsabilités) et le « style à adopter » dans l’opposition (constructif). Bref, il a obtenu un résultat très lisse sur un échantillon très étroit. Selon le président du CSV, Marc Spautz, les chrétiens-sociaux auraient également commandité des sondages non-destinés à la publication portant sur différentes thématiques (« wat fir d’Leit wichteg ass, asw. »). Le CSV n’aurait par contre pas fait de sondage en amont des communales, « puisque c’est difficile, à cause du petit nombre d’électeurs par commune ».

Le marché Longtemps en position quasi-monopolistique, Ilres doit aujourd’hui composer avec la concurrence. Quest SA est née en 2002 comme prolongation des trois agences de communication, Binsfeld, Concept Factory et Mikado Publicis. C’était pour elles une manière de court-circuiter Ilres et d’avoir accès au gâteau des études de marché, qui constituent une part non-négligeable des budgets de communication de leurs clients. Sur les trois dernières années, les actionnaires historiques se sont retirés du capital de Quest ; leurs parts ont été rachetés par le cofondateur et PDG de la firme, Carlo Kissen. Après des études en journalisme à l’Université libre de Bruxelles, Kissen était entré chez Mikado, puis a travaillé pour Chemolux, une entreprise spécialisée dans les produits de nettoyage. Avec Quest, il promet de fournir des réponses « quantitatives et qualitatives » à ses clients « de manière non-dogmatique ». C’est une petite structure, employant cinq chargés d’étude, renforcés par des intérimaires menant les interviews.

Quest a acquis une certaine notoriété publique grâce aux sondages réalisés pour le compte du conseiller fiscal Atoz. Dans un sondage présenté en octobre 2017, Quest avait formulé une des questions dans les termes suivants : « Un des piliers de notre économie est le conseil financier et fiscal pour les entreprises. Quelle est votre attitude par rapport à cette réalité ? » Quinze pour cent choisissaient la réponse : « on peut être fier de cette compétence de notre secteur financier » ; 38 pour cent optaient pour la formule : « c’est bien pour notre économie » ; et seulement cinq pour cent répondaient par : « cela m’indigne ». (À une autre question, sept sondés sur dix répondaient que l’arrivée de HNWI était « problématique », car elle risquait de faire monter des prix immobiliers et d’endommager la « réputation en termes fiscaux ».) Un des « messages-clés » distillés par Atoz de ce sondage : « Le conseil fiscal/financier et la gestion de patrimoine est une force pour le pays dont nous pouvons être fiers ». CQFD.

Faute de taille critique, Quest SA sert surtout les entreprises privées plutôt que les institutions publiques et européennes, dont les cahiers des charges sont, méthodologiquement parlant, très exigeantes. (D’après nos informations, elle compterait cependant la Banque centrale du Luxembourg parmi ses clients pour laquelle elle réaliserait l’indicateur de confiance des consommateurs paraissant tous les mois.) TNS-Ilres est le principal sous-traitant du Statec à tel point que le grand public a tendance à confondre l’institut public de statistique et l’institut privé de sondage. Or, certaines enquêtes sont attribuées à des concurrents. L’Institut für angewandte Sozialwissenschaft (Infas) mène ainsi l’enquête trimestrielle sur les forces de travail pour le compte du Statec. Depuis juin 2016, Infas dispose même d’un centre d’appel quadrilingue (les trois langues officielles plus le portugais) au Luxembourg relié à la centrale de Bonn. Établi à Trèves, TIP Biehl & Partner mène également des sondages pour le Statec, principalement sur le thème des loisirs et du tourisme. La présence d’une population étudiante bilingue dans les villes universitaires de Bonn et de Trèves facilite ces collaborations. (L’enquêteur individuel ne doit pas nécessairement maîtriser les trois langues officielles, mais l’institut de sondage doit être en mesure de les proposer aux sondés.)

La mort de la ligne fixe Alors que de moins en moins de ménages font installer une ligne fixe et que l’annuaire reflète une image de plus en plus lacuneuse du pays, les enquêtes téléphoniques deviennent pénibles et coûteuses. « Pour réaliser cent interviews avec des moins de trente ans, il faut passer quelque 10 000 appels, estime ainsi Carlo Kissen. Soit personne ne décroche, soit les gens sont trop âgés, soit celui qui décroche n’a pas envie de parler. C’est un job dur, un des plus durs qu’on puisse faire. » Dans le petit centre d’appel de Quest à Bonnevoie, jusqu’à neuf opérateurs munis de headsets sont assis derrière des ordinateurs portables. Les numéros sont générés automatiquement et les opérateurs, pour la plupart des jeunes gagnant de l’argent à côté, doivent s’adapter en permanence, ne sachant jamais sur qui ils vont tomber, ni quelle langue parler, ni à quel accueil s’attendre.

Au fil des dernières années, Ilres et Quest ont recruté chacun sa petite armée de volontaires qui reçoivent régulièrement des invitations à participer à des sondages en ligne. MyPanel (Ilres) compterait ainsi « entre 17 000 et 18 000 » (selon Margue) et Questions.lu (Quest) « environ 7 000 » inscrits (selon Kissen). Que ces sondés en série aient fait l’effort de s’inscrire constitue une source de distorsion potentielle. Les panels risquent-ils de se recouper avec le continent obscur des commentateurs compulsifs de rtl.lu, c’est-à-dire une communauté d’internautes qui a une opinion sur tout, et le temps et la volonté de la faire connaître – de préférence de manière anonyme ? Le face-à-face reste la méthode de sondage la plus fiable, mais c’est également la plus onéreuse.

Le fait de disposer d’une large base de données, estime Margue, permettrait d’atteindre en un temps record une population difficile à cibler. Toujours est-il que les nouvelles technologies n’ont pas conduit à une chute des prix pratiqués : La fourchette donnée par Charles Margue pour « une aide à la décision valable », se situe ainsi entre 10 000-15 000 et 20 000-25 000 euros. Ilres et Quest proposent des incitants aux membres de leur panel. Alors qu’Ilres laisse le choix entre un virement (deux à six euros, selon la longueur du questionnaire) sur un compte personnel ou sur celui d’une ONG, Quest ne prévoit que l’option altruiste de la donation. L’utilisateur peut ainsi verser deux euros à une des cinq ONG présélectionnées. Ceci introduit un nouveau biais : celui d’une surreprésentation des milieux se voyant comme philanthropiques. (Le slogan de Questions.lu, « donnez plus que votre opinion », témoigne de ce souci de charité.)

Mais la question la plus inquiétante est : S’il n’existe pas d’Öffentlichkeit partagée entre autochtones, expats, immigrés et frontaliers, quel est dès lors l’intérêt de sonder une fantasmagorique opinion publique ?

Bernard Thomas
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