Musique contemporaine

Matérialiser le son

d'Lëtzebuerger Land vom 07.06.2019

Le carré noir sur fond noir qui constitue la scénographie de départ dans la Rotonde 1 lors de l’ouverture de Drawing on Steve Reich rappelle forcément le tableau éponyme de Kasimir Malevitch. Derrière ce tableau-ci, dessiné avec du gravier noir par terre, une impressionnante batterie d’instruments a été montée : quatre pianos, trois marimbas, deux xylophones, un vibraphone, un violon, un violoncelle, des clarinettes, plus des micros pour quatre voix féminines amplifiées. Music for 18 musicians du compositeur minimaliste américain Steve Reich, composée au milieu des années 1970, est certes considérée comme une œuvre-charnière dans son travail, parce qu’avec elle débuta sa reconnaissance internationale. Mais elle est rarement jouée, vue la complexité des moyens demandés. En plus, pendant longtemps, seul le propre ensemble de Reich savait l’interpréter, parce qu’il n’avait pas écrit de partition (elle ne sera retranscrite qu’en 1997). Que le metteur en scène et musicologue belgo-luxembourgeois Stéphane Ghislain Roussel et l’ensemble United Instruments of Lucilin aient obtenu les droits de jouer le morceau est probablement dû au fait que Roussel a développé un concept original : ce chercheur passionné d’interdisciplinarité entre la musique et les arts visuels fait non seulement interpréter la musique par des instruments, mais aussi les sentiments qu’elle génère à l’écoute par des enfants, qui dansent et dessinent en live.

Lorsqu’ils entrent – ils sont huit en tout, sept filles et un garçon, discrètement encadrés et guidés par la danseuse et chorégraphe Annick Pütz – ils commencent par libérer un cercle dans le carré noir avec un balai. Une surface blanche se découvre ainsi, que les enfants vont décorer avec des pigments de couleurs, de pétales de fleurs ou de l’argile. Alors que la musique sérielle, répétitive provoque une sorte de transe spirituelle, les enfants deviennent tour à tour des abeilles ou des elfes, roulent par terre comme des coléoptères ou se courent après comme dans une cour d’école. Paradoxalement, cette expérience synesthésique est loin de diriger l’imaginaire du public. Au contraire, les associations mentales se multiplient : l’installation des outils fait penser à Robert Filiou, l’argile au travail d’Antony
Gormley pour la chorégraphie Icon de Sidi Larbi Cherkaoui – et pour d’autres spectateurs, ayant un autre vécu, ce seront d’autres références. Ainsi Music for 18 musicians devient un moment de grâce, comme une parenthèse épurée dans le bruit chaotique du monde.

Drawing on Steve Reich est un projet développé par Stéphane Ghislain Roussel avec son asbl Projeten, en coproduction avec e.a. les Rotondes et le Mudam ; musique : Steve Reich, chorégraphie : Annick Pütz, encadrement pédagogique et artistique des enfants : Ela Baumann et Lucie Majerus ; avec l’ensemble United Instruments of Lucilin et les lauréats de la Bourse Michelle du Focuna ; première mercredi 5 juin ; pas d’autre representation prévue au Luxembourg, mais une tournée est en préparation ; http://projeten.eu/

josée hansen
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