Politique culturelle

Comment mesurer l’économicité de la culture ?

d'Lëtzebuerger Land du 22.08.2014

Elle l’avait annoncé, elle l’a fait. En revenant de vacances, les responsables des associations sans but lucratif culturelles trouveront dans leurs boîtes aux lettres le courrier de la ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) les sommant de remplir le questionnaire joint et de le retourner jusqu’au 3 octobre « au cas où votre association serait intéressée à conclure une nouvelle convention avec l’État à partir de 2015 ». En 2013 (derniers chiffres disponibles), le ministère de la Culture distribuait 6,625 millions d’euros à soixante conventions, dont quatre nouvellement conclues cette année-là. À ces petites structures qui reçoivent annuellement quelques dizaines, voire quelques centaines de milliers d’euros – les mieux loties sont l’Ugda (460 000 euros), la Kulturfabrik à Esch (589 000 euros) et le Cape à Ettelbruck (500 000 euros) – s’ajoutent les structures hybrides, très actives et professionnelles, fonctionnant avec des dizaines d’employés, mais demeurant des asbl, comme notamment le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain (1,89 million) ou le Carré Rotondes (1,32 million d’euros en 2013).

D’ailleurs, Robert Garcia, le directeur du Carré Rotondes, a fait savoir, au micro de Radio 100,7 ce mardi, qu’il saluait l’initiative du ministère de sonder ainsi les besoins du secteur, tout en admettant qu’« en étant paranoïaque », on pouvait se poser la question si les trois reprises où le questionnaire se réfère au « contexte actuel au Luxembourg » ne seraient pas un indicateur des vraies intentions de l’exercice : à savoir de trouver des pistes pour faire des coupes claires dans les subventions culturelles.

Les questions sont effectivement à double sens. En 1 300 caractères maximum par réponse, les associations doivent s’auto-évaluer et prouver qu’elles réalisent bien les missions inscrites dans la convention qui les lie actuellement au ministère, si ces missions correspondent toujours « aux besoins et aux réalités sociales et culturelles du Luxembourg », quels seront leurs « objectifs et priorités » jusqu’en 2018 « compte tenu des réalités économiques actuelles ». Puis, les services du ministère veulent savoir à quel point ces programmations s’adressent au jeune public, au public adulte, aux personnes défavorisées, aux personnes à mobilité réduite ou aux seniors et comment elles entendent toucher de nouveaux publics. En outre, elles doivent promouvoir le patrimoine et les artistes luxembourgeois sur le plan national et international, la « multi-culturalité » et la « cohésion sociale ». Et, dernier point, accompagner de jeunes artistes dans leur professionnalisation…

Ça en fait beaucoup, de ces missions, on dirait un programme électoral ou de gouvernement. La recherche de la qualité et de la diversité, l’ambition esthétique ou contemplative ainsi que le développement de la réflexion sur notre être au monde, voire le sens critique des citoyens par rapport à la société ne sont pas mentionnés dans ce relevé qui fait de la culture un vecteur purement utilitariste. Au-delà, les associations doivent dévoiler leurs comptes, leur capital et leurs avoirs en banque ainsi que leurs moyens de production et leurs activités de l’année écoulée – des documents que les plus appliquées déposent déjà régulièrement au Registre de commerce, voire au ministère de la Culture, qui en publie une partie dans son épais rapport annuel.

C’est donc en premier lieu à une introspection que le ministère invite les acteurs culturels – un peu comme jadis le curé dans son prêche pour convaincre ses ouailles pour donner aux plus pauvres qu’eux. Mais imagine-t-on une seule de ces associations affirmer qu’elle reçoit trop de subventions par rapport à ses activités ? Tel théâtre privé, déjà dramatiquement sous-financé, écrira-t-il « non, non, donnez à nos confrères, comme ça, nous on produira moins de pièces les cinq prochaines années ? », ou tel ensemble de musique contemporaine proposera-t-il de fusionner avec ses ennemis de toujours pour faire des économies dans ses frais administratifs ?

Le principal problème du subventionnement des associations culturelles est l’inégalité du traitement, où tout s’est toujours un peu fait « à la tête du client », selon les goûts du ou de la ministre de la Culture en charge. Ainsi la musique est de loin le domaine le mieux loti, recevant plus de la moitié des aides publiques, c’est ce que révèlent clairement les chiffres publiés pour la première fois dans le rapport annuel 2013 du ministère. Et dans le domaine de la musique, on retrouve les dadas des ministres et des coordinateurs généraux consécutifs : la très jeune Music:LX (420 000 euros, dont 250 000 seulement investis dans la promotion des artistes luxembourgeois à l’étranger), l’Institut européen de chant choral (265 000 euros), l’Orchestre de chambre Les musiciens (520 000 euros), les Solistes européens (235 000) ou United Instruments of Lucilin (190 000). Tout cela, bien sûr, à côté des grosses institutions comme la Philhamonie, la Rockhal ou l’Orchestre Philharmonique, dont le financement est assuré par le biais d’une loi organique.

On pourrait donc croire que le questionnaire d’auto-évaluation serait un premier pas vers une réorganisation structurelle de différents domaines – si la ministre Maggy Nagel en avait l’ambition politique. Ce qui, il faut le dire, serait suicidaire. Car le secteur culturel très actif au Luxembourg vit grâce à l’engagement souvent bénévole de ces porteurs de projet, passionnés de ce qu’ils font. Alors, oui, certains ont des ambitions de professionnalisation, ce qui augmente les frais administratifs, et ils demandent de pouvoir planifier leurs programmes sur plusieurs saisons, grâce à une convention qui leur donne des garanties de financement. Mais du côté de l’État, les dernières tentatives de réorganisation de ce biotope fragile ont toujours échoué : en 2010, le ministre de la Justice François Biltgen (CSV) avait voulu réformer la loi sur les asbl, mais, face à l’opposition massive de centaines d’associations, a dû faire marche arrière, sans jamais déposer de projet amendé. Et lors de la dernière législature avec participation du DP au pouvoir, en 1999-2004, la ministre de la Culture Erna Hennicot-Schoepges (CSV) avait lancé une grande réforme des instituts culturels de l’État, qui s’était terminée en eau de boudin : la puissante CGFP s’était opposée à la transformation des instituts en établissements publics, craignant le disparition de « l’authentique fonction publique » par ce biais. Et le DP s’était virulemment opposé à ce que des structures encore fragiles comme le Casino, pourtant demandeur d’une pérennisation par l’accès à une forme juridique plus sûre, deviennent elles aussi des établissements publics. Les conséquences de cet éternel rabibochage, nous les voyons aujourd’hui.

josée hansen
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