Entrée d'artistes

Les mercenaires de l'amusement

d'Lëtzebuerger Land du 27.09.2007

Andy Felten a dû terminer son concert à la Schueberfouer le soir même où son fils et sa femme sont morts dans un accident de voiture. Ce soir-là, le saxophoniste, racontent les témoins, jouait en pleurant. Souvent, ces musiciens, obligés de gagner leur croûte, se faisaient exploiter sans vergogne par les patrons des bars et dancing qui les engagaient.Ainsi, Fausti Cima, alors un des meilleurs batteurs du pays, connu pour ses soli d'une vingtaine de minutes, a joué durant deux ans et demi d'affilée, sans un seul jour de congé – même pas le jour de ses noces. Enfant déjà, il jouait l'accordéon durant des heures, jusqu'au sang, «mais je gagnais de l'argent! Le soir, je ramenais 950 francs ou 750 francs à ma mère,» raconte-t-il. Et que «lorsqu'on devait gagner son bifteck avec la musique, il fallait savoir ce qui plaisait aux gens.» C'est un peu le drame de l'excellent musicien Fausti Cima, qui reste dans la mémoire collective comme le boute-en-train des studios Linster et bals populaires, alors qu'il fut un musicien hors pair, professionnel avant l'heure. Jeudi dernier, Andy Bausch a présenté son nouveau documentaire Entrée d'artistes – Swing, Musetten a Fuesmusik en avant-première à l'Utopia ; le film est actuellement programmé au Limpertsberg. Suite logique des opus précédents consacrés aux pionniers des cultures populaires au Luxem­bourg – Thés dansants, consacré au rock'n'roll des années 1960 (1993), Monsieur Warum sur Camillo Felgen et RTL Radio Luxembourg (2004) et, l'année dernière, Leslie Kent sur Guy Theisen et les rockeurs post-sixties – Entrée d'artistes remonte davantage dans le temps, aux années 1920 à 1960 et se consacre à l'arrivée du jazz et du swing au Luxembourg, à ces décennies avant, durant et après la deuxième guerre mondiale, où les gens voulaient danser malgré la crise, malgré la guerre ou avec les héros américains qui les avaient libérés. Partout au grand-duché, lors de kermesses dans les villages qui duraient plusieurs jours, à la Schueberfouer ou dans les grands hôtels comme l'Alfa ou le Pôle Nord, des orchestres et fanfares jouaient les standards de la musique venue d'Amérique ou d'Angleterre et que, faute de disques ou de notes, ils avaient transcrits devant leur poste de radio et adaptés pour les instruments de leur formation. L'Anglais Tom Dallimore, venu au Luxem­bourg en 1932 avec l'orchestre du juif allemand Efim Schach­meister qui fuyait les nazis, et resté pour refaire sa vie ici, était le musicien le plus célèbre de l'époque. Puis suivirent Andy Felten, premier musicien professionnel, Johnny Glesener, Johnny Horne ou encore Jean Rode­res. La présence de RTL au grand-duché était pour beaucoup d'entre eux une aubaine, car la radio offrait des possibilités de jouer et donc une source de revenu non-négligeable. Structuré assez rigidement (parfois trop) en chapitres mêlant éléments chronologiques et biographiques, Entrée d'artistes est un film très didactique et instructif. Confronté au manque de matériel historique, notamment images animées et musique, Andy Bausch a recours aux techniques déjà utilisées dans ses documentaires précédents – scènes rejouées par des acteurs, animation de photos, incrustations et superpositions –, techniques qu'il maîtrise désormais à tel point que cela fonctionne ici, que le flux n'est pas interrompu. La majeure partie toutefois du documentaire est constituée de témoignages de musiciens que le cinéaste a retrouvés dans les maisons de retraite. Tous sont aujourd'hui de vieux messieurs respectables, les anecdotes et coups qu'ils racontent n'en deviennent que plus succulents. Fait nouveau : Andy Bausch n'a plus peur du politique. Il n'exclut pas la période de la guerre de son récit, mais raconte comment les uns se sont arrangés avec les Allemands pour quand même jouer à la radio, occupée, ou lors de fêtes. Et comment Tom Dallimore par exemple, qui, en tant qu'Anglais était interdit de jouer et forcé de travailler comme garçon de ferme pour vivre, le leur reprochait après la guerre. Il raconte aussi, avec une certaine mélancolie, comment ces élégants musiciens en costumes, aux cheveux gominés et aux fines moustaches à la Clark Gable, dont la musique fut répudiée comme « musique de nègres » dans les années 1920, qui furent adulés durant les années 1930 et que toutes les filles couraient après la guerre, perdirent peu à peu pied dès les années 1950. Avec l'arrivée des juke-box et la généralisation de la radio et de la télévision, ils devenaient de plus en plus superflus dans les cafés. Les gens sortaient moins, les clients venaient à manquer et les orchestres se retiraient dans le milieu interlope, surtout les cabarets, comme le Chez nous ou le Charly's. Beaucoup de ces musiciens n'avaient jamais cotisé aux caisses sociales ou de retraite et se retrouvaient réduits à une existence plus que modeste. Andy Bausch rend cette déchéance palpable. Les années 1960 étaient aussi les années de la montée du rock'n'roll au Luxembourg, celles d'un changement d'ère. Entrée d'artistes raconte cette éternelle confrontation des anciens et des modernes, comment ces pionniers ne « comprenaient plus » la musique des jeunes d'alors. Un moment d'anthologie du film est lorsque plusieurs témoins, dont l'enthousiaste Fausti Cima – qu'on n'a jamais connu aussi brillant et vif – racontent (enfin !) le mythique passage de Jimmy Hendrix au Luxembourg. C'était en 1967 au Charly's, après son passage chez RTL : Après le premier étonnement de l'assistance que quelqu'on ose monter l'amplificateur à dix, joue sa guitare avec les dents ou couché par terre, le public prenait la fuite jusqu'à ce que, deux morceaux plus tard, le patron du cabaret lui coupe simplement le jus.

Entrée d'artistes d'Andy Bausch dure 80 minutes et est actuellement encore programmé à Utopia ; une sortie DVD est prévue pour l'année prochaine ; production : Rattlesnake Pictures. Parallèlement au film, Andy Bausch a produit un CD avec une quinzaine d'enregistrements d'époque des musiciens évoqués dans le film.

 

josée hansen
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