Entretien avec Erna Hennicot-Schoepges (PCS), ministre de l'Éducation

Tous à la fac !

d'Lëtzebuerger Land vom 11.11.1999

d'Lëtzebuerger Land : Le Centre universitaire vient d'entamer sa deuxième année académique en tant qu'établissement autonome. Plusieurs sections y voient leur premier cycle complété par une deuxième année, elles se situent avant tout dans les domaines du droit, des sciences économiques, moins dans les sciences humaines...

Erna Hennicot-Schoepges : Cela est faux. Le Centre universitaire offre aussi une deuxième année en allemand, en français ou en histoire par exemple, et voulait encore élargir cette offre sur l'italien ou l'espagnol, mais il n'y a pas eu assez d'inscriptions pour ces sections. 

Pourtant, dans les troisième cycle, l'orientation vers les domaines directement utiles à l'économie luxembourgeoise est ouvertement annoncée... Dans l'accord de coalition PCS/PDL, le gouvernement retient même que pour les formations de troisième cycle, « l'accent sera mis sur des domaines spécifiques où les connaissances particulières, l'expertise et les atouts du Luxembourg peuvent être valorisés. Tel est le cas pour les domaines bancaires, financier et celui des médias. » C'est bien ce que le président du Centre universitaire Norbert von Kunitzki appellerait « une approche utilitariste » (voir

d'Land 28/99)

Il est vrai que le seul projet qui ait été prêt pour cette rentrée académique était le DESS (Diplôme d'études supérieures spécialisées) en contentieux communautaire, pour lequel nous avons pu recruter les magistrats et juristes de la Cour de justice européenne en tant qu'enseignants. Le prochain projet à être finalisé pourrait être la Luxembourg School of Finance de l'ABBL, pour la rentrée 2000. Or, plutôt que d'une déclaration d'intention ou d'une direction de développement absolue, il s'agit là simplement d'une question de timing et d'organisation.

Je ne partage pas cette crainte d'un sous-développement des sciences humaines. D'autres instituts effectuent des recherches dans ce domaine ? je pense au Ceps-Instead, à l'Institut Robert Schuman ou encore à l'Institut d'études européennes et internationales... Je n'y vois donc aucune dérive utilitariste. 

Qu'en est-il du statut des enseignants du Centre universitaire, une question très discutée avant la rentrée... Sous quelles conditions les nouveaux enseignants sont-ils embauchés et rémunérés ? Et qu'adviendra-t-il des enseignants du secondaire qui, jusqu'à présent, purent être détachés au Centre universitaire, donc du public vers ce qui est devenu une institution de droit privé ?

Le conseil d'administration du Centre universitaire vient de prolonger les contrats des anciens enseignants pour cinq ans. Le conseil de gouvernement a adopté le nouveau statut à la rentrée, il revient maintenant au conseil d'administration de l'appliquer. Les nouveaux contrats se font donc selon ce statut de droit privé et les enseignants du secondaire qui désirent y travailler devront se plier aux mêmes règles, nous ne pouvons y faire aucune discrimination.

Vous avez affirmé à plusieurs reprises que la création d'un ministère de l'Éducation supérieure est un signe extérieur de l'attachement de ce gouvernement au développement des études supérieures… Pourtant, le Premier ministre Jean-Claude Juncker (PCS) affirme qu'il est « fanatiquement contre » la création d'une université luxembourgeoise, craignant « l'inceste académique »... N'est-ce pas contradictoire ? 

Non, ces deux choses ne sont pas du tout opposées. Nous, c'est-à-dire mon parti et mon ministère, restons persuadés que nous n'avons aucun intérêt à rapatrier les Luxembourgeois qui font leurs études à l'étranger et y acquièrent un savoir de haut niveau. Ce serait anéantir une importante ressource de qualification internationale. En plus, une université complète, c'est-à-dire avec au moins 15 000 étudiants, dépasserait de loin nos capacités. 

Depuis 1996, nous disposons d'une loi qui nous permet d'offrir un premier cycle complet au Luxembourg, puis de poursuivre avec un deuxième cycle à une des universités européennes avec lesquelles nous travaillons. Au vu de l'évolution au niveau européen, qui va dans la direction d'une plus grande mobilité des étudiants, de collaborations internationales entre facultés et d'institutionnalisation de doubles diplômes, j'ai l'impression que nous étions précurseurs dans ce domaine. Pour les étudiants luxembourgeois, cette mobilité et ces équivalences entre diplômes sont une réalité depuis des décennies. Partir à l'étranger pour poursuivre ses études se solde donc plutôt par une plus-value. 

Pour qui est-ce que vous comptez développer l'enseignement supérieur au Luxembourg ? Qui est votre premier public cible : les résidents qui ne feraient peut-être pas d'études s'ils devaient partir à l'étranger, ceux qui partiront à l'étranger avant ou après le cycle luxembourgeois, ou encore en vue d'un certain « brain-drain », pour attirer des étudiants étrangers au Luxembourg, qu'ils soient européens ou ressortissants de pays tiers ? 

Les trois. Nous voulons effectivement créer une incentive pour que plus d'étudiants luxembourgeois poursuivent des études. Je trouve par exemple incroyable que l'Institut supérieur de technologie manque d'étudiants ? ils ne sont que 303 cette année ? alors que chaque diplômé a un emploi assuré, et peut même en moyenne choisir entre trois offres d'emploi. 

En deuxième lieu, nous voulons bien sûr aussi attirer des étudiants étrangers au Luxembourg. Nous ne voulons pas toujours être le pays qui ne fait que demander des services aux autres, mais prouver notre volonté de faire un effort. Ainsi, l'IST accueille par exemple cette année seize étudiants chinois, ce qui prouve notre volonté d'ouverture vers d'autres continents. En plus, par la collaboration avec les facultés de la grande région, nous avons établi un véritable réseau d'interconnexions transnationales pour le CunLux et l'IST. 

Par ce biais, nous pouvons promouvoir l'enseignement supérieur au Luxembourg, mais nous le faisons avec beaucoup de circonspection parce que toutes les structures d'accueil ne sont pas encore à la hauteur. Je pense par exemple au logement ? dans ce domaine le ministère est en train de chercher comment financer la construction de maisons d'accueil pour étudiants. 

En ce qui concerne l'ouverture pour les étudiants de pays tiers, le ministère de la Justice s'est pourtant plutôt montré réticent, voire protectionniste ces derniers temps, faisant preuve d'un durcissement des conditions d'accueil l'année dernière ou le cas exemplaire de l'expulsion de l'étudiante camerounaise Fabienne Arlette Ayoumenie cet été... Est-ce que le gouvernement va adapter sa ligne de conduite ?

Nous avons fait un courrier à nos instituts dans lequel le ministère de la Justice explicite les procédures à suivre pour obtenir un visa en bonne et due forme, afin que des problèmes comme nous les avons connus l'année dernière ne se posent plus. Car si nous devons être ouverts vers les pays tiers, nous ne pouvons pas pour autant accepter que les gens ne soient pas en règle, qu'ils ne disposent pas du visa nécessaire.

Moins de deux pour cent (1,63) de la population luxembourgeoise ? quelque 7000 personnes - poursuivent des études supérieures... Est-ce que vous avez une explication pour ce taux incroyablement faible ? Peut-être que le marché du travail luxembourgeois n'a besoin que de main d'œuvre peu qualifiée ou à formation très spécialisée et qu'il absorbe toujours quasiment tous les demandeurs d'emploi ? Et à quel point cela constitue-t-il un problème ?

Certes, le marché du travail joue pour beaucoup. Mais au-delà, il n'y a aucune explication scientifique pour ce faible taux d'universitaires. Ainsi, nous n'avons jusqu'à présent aucune possibilité de répertorier les universitaires luxembourgeois qui sont restés à l'étranger après leurs études. En un premier temps, nous allons essayer de les retrouver, de les encourager à reprendre contact, pour que nous ayons une idée de qui ils sont et ce qu'ils font. 

Le Centre de documentation et d'information des études supérieures au sein du nouveau ministère de la Culture, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, sera dorénavant la base pour les universitaires. Ils pourront, par ce biais, tisser de véritables réseaux de contact luxembourgeois à l'étranger. 

Car il est un fait aussi que l'évolution de la demande du marché de travail va dans le sens de plus de compétences plus pointues. Il faut être de plus en plus spécialisé, donc nous devons devenir actifs pour inciter plus de gens à ne pas rater le coche. En même temps, nous ne pouvons forcer personne à poursuivre des études, nous ne pouvons que lancer des appels et développer l'offre de l'enseignement supérieur luxembourgeois et le volet des aides financières.

Justement, vous avez déposé, au printemps de cette année, le projet de réforme de la loi sur les aides financières pour les études supérieures (n°4562), qui pourrait lui aussi inciter plus de jeunes à poursuivre leurs études...

J'ai demandé à ce que ce projet soit traité en priorité sur la liste des travaux législatifs du parlement. Nous attendons l'avis du Conseil d'État, une fois qu'il sera là, la commission de la Chambre des députés pourra commencer à travailler. 

Ce projet a plusieurs volets. D'une part, le champ d'application des aides financières sera élargi sur les troisièmes cycles. L'étudiant y est considéré indépendamment de ses parents, donc la majorité des étudiants pourront à l'avenir bénéficier d'une aide financière importante. En plus, les BTS seront également inclus. 

Deuxièmement, nous avons prévu certains mécanismes qui permettent d'éviter le surendettement des étudiants, et de lutter contre le « tourisme estudiantin », c'est-à-dire les carrières avortées et plusieurs fois réorientées. Nous le faisons de manière positive en récompensant des temps d'études courts ? la carrière minimale plus un an ? par des primes d'encouragement. 

Nous avons élaboré ce projet de réforme en collaboration avec les cercles d'étudiants et les quelques questions qui restent ouvertes trouveront certainement une réponse durant les travaux parlementaires.

Côté investissements, nous venons aussi de créer un Fonds national de la recherche et avons retenu dans l'accord de coalition que d'ici l'an 2004, le budget alloué à la recherche et au développement passera à 0,3 pour cent du P.I.B. Ainsi nous pourrons lier les futurs troisièmes cycles à une activité de recherche, ce qui en augmente certainement l'attrait. 

Il faut voir cela comme un autre signe que nous sommes sérieusement attachés au développement du savoir au Luxembourg, car il est à remarquer que cette augmentation de budget R[&]D va à l'encontre de l'évolution dans les autres pays.

josée hansen
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