Éditorial

Les amnésiques

d'Lëtzebuerger Land du 29.08.2014

À l’heure où les hauts prêtres de la place financière annoncent le passage à la nouvelle ère de la transparence, ils admettent, incidemment, qu’une large part du business-model luxembourgeois reposait sur l’évasion fiscale. Ce tardif aveu pourrait laisser pantois. Car trente ans durant, ils avaient professé exactement le contraire aux opinions publiques luxembourgeoise et internationale. Si on peut difficilement reprocher aux banquiers de ne pas avoir soulevé l’embarrassante question du prix politique (voire moral) du secret bancaire – après tout, ce n’était pas leur rôle –, le fait que parmi la société civile, il ne se trouva presque personne pour la soulever, peut être considéré comme un stupéfiant échec collectif. Que ce soit par dépendance, gratitude ou par syndrome de Stockholm, le Luxembourg ne produisit jamais de Jean Ziegler. Yves Maas, le nouveau président de l’ABBL fraîchement débarqué de Zurich, a eu raison de relever ce « phénomène assez unique » qu’est le soutien infaillible des Luxembourgeois à leur place financière.

À l’inverse de leurs collègues suisses, les banquiers luxembourgeois avaient la chance de ne pas compter trop d’Américains parmi leurs clients. Reste que les managers suisses coffrés au passage de frontière auront contribué au zèle qu’affichent aujourd’hui les banquiers luxembourgeois à faire le ménage et à virer les mêmes évadés fiscaux que, jadis, ils étaient allés accueillir jusque sur les aires d’autoroutes. Aujourd’hui, après plus de dix ans de résistance farouche contre la levée du secret bancaire, ils revisitent l’histoire et se disent à l’unisson soulagés d’être enfin « débarrassés d’un problème d’image qui était devenu difficile à gérer ». Un révisionnisme tellement énorme qu’il passe inaperçu. Face à cette amnésie nationale, les chercheurs feraient bien de se pencher sur cet obscur continent qu’est l’histoire de la place bancaire.

Entretemps, le private-banking promet le Grand Bond en avant : adieu les évadés low-cost, bienvenue les HNWI, VHNWI (very) et autres UHNWI (ultra). Alors que les inégalités se creusent, le Luxembourg drague les gagnants de cette redistribution des richesses. Une clientèle mondiale qui inclut oligarques russes, hauts fonctionnaires chinois et rejetons des pétromonarchies du Golfe. Or, à la prochaine campagne anti-corruption, aux prochaines sanctions économiques, ces PEP (pour politically exposed person) risquent de plier bagages.

Il y a deux mois, a eu lieu une discrète conférence dans l’Hôtel Le Royal sur le sujet des « golden residences and citizenship-by-investment ». À l’ordre du jour de ce colloque organisé par Academy & Finance (une firme de communication suisse travaillant pour l’industrie offshore) : « Tax havens for the over-taxed Europeans » et « Security for the Middle Eastern and North African clients after the Arab Spring ». Alors que Malte, Chypre et l’Autriche se sont lancées dans la commercialisation de la nationalité, au Luxembourg, l’État-CGFP n’ose, pour l’instant, franchir le pas. Reste que les premiers ultra-riches à la recherche d’une résidence fiscalement douillette et politiquement sûre, commencent à s’installer, au moins pour les obligatoires 183 jours par an. En témoignent les nouveaux logements de haut standing qui se vendent jusqu’à 20 000 euros le mètre carré. Une tendance que le marché immobilier n’aura pas manqué d’enregistrer.

La place financière reste le plus encombrant non-sujet du débat politique. On a l’impression qu’au Luxembourg, on discute de tout, sauf du plus évident. Les nouveaux produits financiers actuellement développés au sein du Haut comité de la place financière dans un joyeux entre-soi où se mélangent avocats d’affaires, banquiers et fonctionnaires, passeront la Chambre des députés comme une lettre (rédigée en hiéroglyphes) à la poste. Les députés votent des lois qu’ils ne comprennent pas, sur la simple assurance que c’est pour le bien du pays. Laisser l’évolution de la place financière à la seule place financière, voilà un pari qui demande un énorme crédit de confiance.

Bernard Thomas
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