À 44 ans, Frank Engel a fait de la présidence du CSV son métier, avec l’objectif de ranimer la vieille dame. Loin d’être le type accommodant, il ne peut pourtant que comptabiliser les échecs

Reconquistador

d'Lëtzebuerger Land du 14.06.2019

« Épargnez-moi un peu », dit-il en esquissant un sourire, juste au moment où la porte de l’ascenseur se referme, « les temps sont déjà bien assez chahutés… » Pour ce portrait, nous venons de passer presque deux heures avec Frank Engel dans son bureau mansardé, sous les combles de cette maison historique de la rue de l’eau au centre-ville. Le dédale des couloirs du siège du parti est tapissé de vieilles affiches électorales, sur lesquelles se lisent l’air du temps et la fierté avec laquelle le « plus grand parti du pays » entrait à chaque échéance électorale au début du siècle. La « corporate identity » change, tout comme les couleurs dominantes (bleu-blanc-rouge, noir, orange), les logos et les slogans. Des galeries-photos des anciens dirigeants – surtout des hommes, à l’exception d’Erna Hennicot-Schoepges – rappellent tous ceux qui ont présidé aux destinées du parti chrétien-social. À l’entrée, cette affiche de 2004 avec un Jean-Claude Juncker tout frais, tête de liste et phénomène hors pair, domine toujours.

En contraste, le bureau de Frank Engel est étrangement vide et neutre, comme si son occupant pouvait changer à tout moment. Quelques piles de documents s’entassent sur un bureau fonctionnel. Des livres sont empilés par-ci, par-là, surtout des guides de voyage des pays qu’il fréquente – Iran, Kurdistan, Croatie, Mauritanie –, le Luxemburger Wort, le bilan du Film Fund... Sur une des piles, un collaborateur a posé une chemise transparente avec les annonces mortuaires du jour de membres décédés ; ici et là, une cravate pliée est prête à être enfilée au besoin. L’une le sera un peu plus tard dans la matinée de mercredi, Frank Engel étant invité pour une audience privée par le grand-duc. En attendant, il porte un costume foncé à fines rayures blanches et une chemise blanche impeccablement repassée. Frank Engel vapote. Régulièrement durant l’entretien. Son langage corporel est aussi contrôlé que sa rhétorique, ponctuée par des bons mots, des locutions latines, de petites provocations acides, des pics contre les autres partis. Tout ce qui le situe à mille lieues de l’amabilité avenante d’un Félix Eischen, son secrétaire général, ou d’un Serge Wilmes, le candidat malheureux à la présidence en janvier. À 44 ans, cheveux poivre et sel et barbe de trois jours, Engel ne fait pas sa relative jeunesse, mais semble sorti d’une autre époque. Sur sa page Wikipedia, il y a ce portrait génial de lui en 2012, regardant droit dans la caméra, sûr de soi et tenant un globe gonflable entre ses mains (on ne peut s’empêcher de penser à Charlie Chaplin dans The Great Dictator). Certains disent Frank Engel arrogant, trop éloigné des soucis des gens normaux. Il s’en défend, affirme au contraire : « Je voudrais que le CSV soit le parti des gens normaux, aussi des petites gens. »

Pour cela, il faudrait que le parti s’ancre à nouveau dans son temps. Comme le voulut jadis le Cercle Joseph Bech, au début des années zéro, dont il fut un des membres fondateurs, avec l’ambition d’être un think tank du CSV pour développer des idées et des positions politiques qui devaient forger une nouvelle identité de droite libérale pour le parti. Mais à cette époque-là, le parti, c’était Jean-Claude Juncker, et les autres organes n’étaient que des exécutants du programme de JCJ, regrette Engel. Depuis le départ de cet Übervater, en 2014, le parti semble complètement désorienté. Aujourd’hui, il est temps pour un vrai renouveau, décrète Engel : « Et renouveau veut dire renouveau » dit-il. Avant de sourire : « Cela sonne un peu comme le ‘Brexit means Brexit’ de Theresa May, ce qui ne veut pas dire que les deux ne soient pas vrais… » Son constat : le CSV n’est plus le premier parti dans beaucoup de communes, les cartes des résultats électoraux aux européennes sont devenues plus bariolées. Pour Engel, il est évident que la droite – les droites, cela s’applique aussi aux partis-frères dans les pays voisins – ont négligé les sujets qui touchent les jeunes : l’urgence climatique, l’article 13 de la directive copyright… « Nous sommes en train de devenir le parti des retraités, c’est dramatique », regrette-t-il. Donc il organise d’abord des réunions des comités régionaux, « où parfois on discute pendant trois heures de thèmes actuels », puis des congrès régionaux, avant un congrès extraordinaire le 19 octobre. Le but : positionner le parti sur les thèmes qu’il a trop souvent délaissés, parce que les partis de coalition en avaient la charge : la santé, l’éducation, la croissance économique (qu’il faudrait freiner), mais aussi l’intelligence artificielle ou la génétique. Des thèmes sur lesquels il faudrait aussi une orientation morale, que celui qui dit être croyant et aller à l’église « sans être assidu » trouve dans le C de chrétien. « Nous ne devons pas être sectaires ou bigots, mais nous pouvons donner une direction », surtout sur des questions « existentielles ». Et le nombre de gens qui cherchent une certaine spiritualité aujourd’hui, que ce soit « dans le yoga ou le chamanisme » lui donnerait raison, estime Engel : l’humain a besoin de valeurs. Qui peuvent être ancrées « dans l’esprit des grandes religions » – il cherche par exemple aussi le contact avec la communauté musulmane. Pour Engel, le terme « conservateur » ne doit pas forcément être négatif : il observe, dépité, que Les Verts sont dans l’air du temps en voulant conserver le patrimoine naturel – alors même que cela devrait être le cœur de cible du CSV. Qui n’arrive pas à se profiler comme parti écologiste. Dans les campagnes, les électeurs ont choisi Déi Gréng ou Charles Goerens au lieu du CSV.

D’échec en échec, le CSV devient-il anémique ? Après ses plus hauts scores de l’ère Juncker – 38 pour cent et 26 sièges au parlement en 2009 – le parti voit sa popularité dégringoler, à 21,1 pour cent aux européennes. Pourtant, Engel se dit pas si mécontent du résultat de la très jeune liste du CSV aux européennes, avec de nombreux nouveaux noms, sans grandes stars populaires comme le fut Viviane Reding (127 000 voix à elle seule en 2014). On sait qu’il avait eu du mal à la boucler, cette liste, qu’Isabel Wiseler-Lima a rejointe en dernière minute pour limiter la casse. « Disons que ça ne se bousculait pas au portique », commente Engel. Qui est satisfait que le deuxième siège ait pu être sauvé (par Wiseler-Lima justement). Il souligne plus particulièrement que la plus jeune candidate du CSV, Martine Kemp, encore étudiante, s’est classée huitième au niveau national, soit devant des gens comme l’ancien ministre socialiste Nicolas Schmit. De là à dire que le CSV perdrait tout son sang dans l’adversité ? Engel s’en défend et assure que le parti a toujours 10 000 membres. Il y en a certes qui meurent, mais d’autres le rejoignent, même si les militants ne le sont plus à vie, comme jadis. « La ‘vague de démissions’ qu’on a voulu insinuer après mon élection était toute relative. Il y en a eu exactement six, dont quatre s’appelaient …Wilmes »

Néanmoins, il ne faut pas être dupe. Dans l’opposition, un parti est forcément moins attractif pour de nouvelles recrues douées qu’il ne l’est en étant au pouvoir. Le DP en avait fait l’expérience douloureuse après 2004, ayant eu du mal à occuper toutes les fonctions en 2013. Bien sûr, concède Engel, s’il n’a plus de postes de conseiller de gouvernement à offrir et si les chances d’être élu diminuent avec le nombre de mandats qui reviennent au parti – il fut un temps où plus de la moitié des candidats aux législatives se retrouvaient soit au Parlement, soit au gouvernement – le CSV devient moins attractif pour les talentueux jeunes loups qui se dédient à la politique. Fils d’un marchand de voitures et d’une secrétaire, ayant grandi à Diekirch, le juriste formé à Bruxelles et à Metz, avait lui aussi bien essayé différentes orientations au début de sa carrière, de la très à gauche Union des étudiants luxembourgeois (Unel) en passant par les Verts, avant de travailler pour Jacques Santer à Strasbourg. Avant de devenir secrétaire au groupe parlementaire CSV, d’abord sous Lucien Weiler puis sous Michel Wolter. Aujourd’hui, il rêve de rendre le parti « cool » – et de le rajeunir. Il le fait d’abord via les organes du parti, constatant que les « anciens » sont désormais ceux qui constituent le groupe parlementaire, dont la très grande majorité avaient été ministres ou députés à l’ère JCJ. Et il promet qu’il veut rassembler, réunir toutes les tendances au sein du parti, les libéraux et les cléricaux, les syndicalistes et les avocats d’affaires. Incluant expressément ceux qui avaient voté pour Serge Wilmes.

Mais l’homme n’est pas incontesté, son ton tranchant souvent interprété comme hautain. La grande question est celle de sa légitimité : il n’a pas de mandat électoral national et n’en a jamais eu. Est-ce que la majorité de 54 pour cent des délégués du CSV est un ancrage suffisant pour que les militants le suivent ? Par exemple dans son rêve de créer un poste de président à plein temps, donc payé (alors qu’il s’agit de bénévolat aujourd’hui) ? « La question se posera d’ici mai 2020 », tempère Frank Engel. D’ici-là, il vit de son indemnité transitoire du Parlement européen.

josée hansen
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