Grand entretien

Images et icônes à l’ère d’Internet

d'Lëtzebuerger Land du 02.08.2013

josée hansen : Artistes figuratifs, vous travaillez tous les deux essentiellement avec des images issues de la réalité, vues dans les médias, sur le web et les réseaux sociaux... Des images que vous décomposez, retravaillez, sortez du contexte, agencez en série et commentez... Est-il devenu impossible aujourd’hui de créer naïvement des images au premier degré ?

Pascal Piron : Prétendre qu’à une époque, des images aient pu exister en soi, telles quelles, est un mensonge. Chaque tableau est la vue de l’artiste, son interprétation du monde. Regardez les artistes de la Renaissance par exemple : ils ont travaillé avec des projections... Créer de nouvelles images, sans référence à des images réelles, existantes, ne peut fonctionner que dans la peinture abstraite – et je me demande ce que l’art abstrait pourrait encore nous dire de nouveau aujourd’hui ?

Filip Markiewicz : Internet est une base de données inépuisable, qu’on ne peut pas contrôler et qui est très mal gérée. Nous faisons partie d’une génération qui a commencé à découvrir Internet. Quand nous étions à l’université, au début des années 2000, cet outil de savoir incroyable en était encore à ses balbutiements : nous sommes encore allés dans des bibliothèques consulter des livres de références et dans les musées pour voir de l’art. Nous sommes probablement la dernière génération à avoir appris l’histoire de l’art sans Wikipedia. C’est peut-être pour cela que ça nous fascine autant... Ce qui m’intéresse dans mon travail, c’est de regarder derrière ce flot d’images, d’arrondir les angles trop précis des photos numériques, de considérer le message de l’image, ce qu’elle dit, au lieu de ne voir que la surface – donc je me positionne à l’opposé du pop-art.

Le dessin a quelque chose de précaire dans sa matérialité : pendant longtemps, il n’a été considéré que comme esquisse. Aujourd’hui, il peut être une finalité en soi.

PP : Je me réfère toujours à Eric Laniol, notre professeur à Strasbourg, qui définissait simplement la peinture comme « tout pigment sur toute surface ». Donc le dessin est peinture...

FM : ...ou regarde l’Américaine Ena Swansea : elle travaille le graphite comme un pigment pour en faire de la peinture...

jh : Vous le disiez : Internet est inépuisable. La moindre recherche par mot-clé vous crache des milliers d’images en quelques fractions de secondes. Impossible de se laisser engloutir dans les méandres de cette « encyclopédie du savoir ». Votre approche pour sélectionner des images à commenter doit donc être claire et précise pour atteindre des résultats : iconiques ou anecdotiques, politiques ou folkloriques, abjectes ou fascinantes...

PP : C’est la plus grosse partie de mon travail : je passe des heures et des heures devant mon écran à la recherche d’informations et d’images. Une fois sélectionnées, je les décompose pour ensuite les recomposer avec les moyens de la peinture.

FM : Moi, je compose de nouvelles images à partir de ce que je trouve, j’enlève leur brillance, je les désamorce.

PP : C’est peut-être ton seul défaut, de ne pas être assez pessimiste, de toujours vouloir arrondir les angles.

jh : C’est ce que je me demande aussi : pourquoi vouloir les désamorcer ? Ne serait-ce pas plus judicieux de les pousser à leur paroxysme ? Vous parlez de guerre et de paix, de Guantánamo et de Mao, ce n’est pas Disney World...

FM : Parce que nous vivons dans un monde en haute définition, où tout est tout le temps paroxystique. Je me sens parfois comme dans le rayon des téléviseurs numériques à très haute résolution, où tout semble irréel, trop net et trop brillant.

PP : Pour moi, il s’agit aussi de décélérer les images et s’attardant dessus, avec beaucoup de parcimonie, à les déconstruire pixel par pixel afin de les voir à nouveau, de voir ce qu’elles disent. Le flot d’images déversées sans cesse sur le web est tel qu’on n’a plus aucune chance de les appréhender, d’en saisir le sens.

Je veux analyser en profondeur certaines images ou types d’images marquantes, les regarder sous tous les angles et réfléchir à ce qu’elles nous disent sur notre monde. Dans le meilleur des cas, j’y vois des choses sur lesquelles quelqu’un d’autre s’est également déjà posé des questions.

jh : Pour moi, Pascal Piron, vos tableaux, pour figuratifs qu’ils soient, sont aussi abstraits : que ce soient les séries des Happy Few – ces riches fêtards décomplexés –, les Angry Few, manifestants altermondialistes, les Eye Witnesses ou, actuellement, les paysages idylliques. Non seulement par la pixellisation ou la décomposition en couches de couleur, mais aussi par les questionnements essentiels que vous lancez dans votre recherche figurative, sur les formes, les structures, la composition géométrique...

PP : L’objet réel de mes tableaux est l’image en soi. Je veux faire une ontologie de l’image. Pourquoi vouloir créer de nouvelles images s’il y en a déjà tellement ?

jh : Mais en même temps, bien que l’on n’ait guère vu autre chose que des tableaux de vous, vous ne vous définissez pas comme peintre. Pourquoi ?

PP : Parce que ce serait réducteur. Christian Frantzen et Jean-Marie Biwer sont pour moi les deux seuls bons peintres au Luxembourg actuellement : ils connaissent toutes les techniques, même ancestrales, des pigments et des résines. J’ai mis beaucoup de temps avant de me résigner à peindre, à l’université, parce que j’étais impressionné par cette trop longue histoire de la peinture, qu’il faut connaître et maîtriser pour être un bon peintre. Non, mon médium à moi, c’est l’image...

FM : ...et moi, j’ai fait de la musique à l’université...

PP : Ce n’est que lorsque je cherchais des images pour mon sujet de maîtrise que je me suis rendu compte que la plupart des images digitales comportent des erreurs. De toutes petites erreurs, grandes comme quelques pixels. J’ai alors commencé à m’intéresser à ces erreurs : sont-elles dans l’image originale ou dans sa reproduction ? Cette recherche m’a permis de trouver un nouvel angle, mon angle, de la peinture. Et je me suis rendu compte que, paradoxalement, une image qui comporte une erreur semble plus authentique.

FM : Les appli comme Hipstamatic pour votre iPhone jouent sur cette mise en abyme, sur l’idée que quelque chose peut ne pas être éternel, sur le fait qu’une photo peut se décomposer, ne pas être parfaite. Par la photographie numérique et l’iphonéographie, le geste de tout prendre en photo est devenu une fin en soi : on ne regarde plus jamais ces images, elles ne sont pas valorisées en étant collées dans des albums. Elles existent un bref instant puis disparaissent dans les profondeurs de la mémoire des ordinateurs. Je me demande comment nos enfants vont vivre avec ces flots incommensurables d’images.

PP : Comme cela ne coûte plus rien, on ne réfléchit plus avant de prendre une photo. Ni après d’ailleurs.

jh : Et pourtant, trop de photos tuent la photo : partout dans le monde, les journaux licencient leurs photoreporters, estimant qu’un journaliste muni d’un téléphone portable peut aussi faire l’affaire. Et les archives photographiques se plaignent qu’il n’y a presque plus de témoignages de la vie quotidienne, des photos emblématiques de scènes de rue, malgré le fait que presque tout le monde se promène sans cesse avec un appareil à la main...

FM : La photographie est aussi un art. Elle pose des questions que personne d’autre ne pose. Or, dans ce monde qui va en s’accélérant, l’art a déjà presque perdu la bataille. En fait, je crois que c’est bien ainsi, parce que cela laisse une place aux artistes. Si l’art avait gagné, on le regarderait désormais au Saturn parmi les écrans plats. Mais malgré tout, notre temps produit encore des icônes : comme cette « femme à la robe rouge » aspergée de gaz lacrymogène par la police stambouliote lors des manifestations pour la sauvegarde de Gezi Park : en quelques heures, cette image a fait le tour du monde, la femme est devenue un symbole de la résistance pacifique et des abus du pouvoir de l’État. Si j’utilisais cette image aujourd’hui, je la désamorcerais aussi, je la sortirais de son contexte et la combinerais avec d’autres images pour lui donner un autre sens. Le raccord avec l’histoire est toujours essentiel pour moi.

PP : La mémoire des images est essentielle. Si moi je devais faire une œuvre en rapport avec Gezi Park, je ferais une image en très haute définition du centre commercial qui devait s’y construire et qui a déclenché la vague de protestations.

jh : Vous êtes tous les deux des citoyens engagés, des êtres foncièrement politiques, qui suivez de près le monde tel qu’il va. Et pourtant, ni l’un ni l’autre ne vous définiriez comme « artistes politiques ». Pourquoi ?

FM : C’est devenu une mode de se dire « artiste politique ». Or, l’art dit politique se fait vite récupérer, regardez les Guerrila Girls. L’art n’est pas une publicité pour vendre une idéologie, il doit être autonome et indépendant, avoir quelque chose de plus. Jonathan Meese a pour ambition de remplacer la politique par l’art, il veut la dictature de l’art – mais c’est dans un sens d’une utopie artistique.

PP : Bien sûr que nous sommes aussi des citoyens, au même titre que l’est un boulanger. C’est caricatural de toujours prétendre que les artistes seraient quelque part en marge de la société, dans laquelle ils ne s’impliqueraient que sporadiquement. Seulement, je trouve que la politique est une chose trop sérieuse pour laisser un Jerry Frantz la gérer.

jh : Vous ne voulez pas intervenir activement en politique. Pourtant, Filip Markiewicz, les personnages que vous dessinez et que vous faites interagir dans vos compositions sont presque toujours des figures politiques...

FM : Le monde politique m’est complètement étranger, je n’ai pas accès aux politiciens : j’observe cet univers comme du théâtre, ses histoires ont pour moi la même qualité qu’une série télévisée comme Homeland. Ils m’intéressent pour ce qu’ils représentent : ce sont des acteurs, des rockstars ou des stars de télévision.

josée hansen
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