« Den Tuerm muss stoe bleiwen ! »

d'Lëtzebuerger Land vom 29.08.2014

Lundi après-midi. Sous le toit du bâtiment plat, cinq jeunes s’abritent de la pluie incessante du mois d’août. Ils portent des pulls à capuche, des casquettes et des baskets, fument, discutent, font un peu de skateboard, et, quand l’envie les prend, entrent dans la tour qui est devenue leur refuge, leur espace de liberté. La maigre clôture provisoire n’y fait rien : à l’intérieur, tout est sens dessus dessous, les vitres sont toutes cassées, les murs ornés de tags, les meubles, d’anciens documents, les pots de plantes vertes éparpillés par terre à tous les étages. Arcelor-Mittal, toujours propriétaire du site, et la commune laissent faire. Peut-être pour que la tour Hadir devienne une véritable tare et que les habitants de Differdange en aient tellement honte qu’ils appellent sa démolition de leurs vœux.

En fait, la démolition de cette tour marquante, que l’on voit de tous les coins de la ville, est déjà décidée. Le maire écolo de Differdange Roberto Traversini a déjà signé l’accord de démolition (sollicité à plusieurs reprises, il ne voulait pas répondre aux questions du Land sur le sujet). La tour connaîtra-t-elle le même sort que l’église Notre-Dame des douleurs en 2012 ou que la tour de refroidissement sur le site de l’ancienne Arbed en 2007 ? Differdange voudra-t-elle être célèbre comme la ville qui regarde disparaître son patrimoine architectural sans sourciller ? L’ancien ingénieur de l’usine de Differdange Norbert Kaell ne veut pas assister à ce qu’il considère être un crime et a publié une petite brochure de documentation sur le Hadir-Tower de Differdange, soulignant aussi bien sa valeur historique qu’architecturale, « parce que beaucoup de gens ici ne connaissent pas l’histoire de cette tour... ! »

Lui, cette tour, il la connaît depuis le début de sa carrière professionnelle : Norbert Kaell a commencé à travailler à la Hadir (Hauts fourneaux et aciéries de Differdange, St Ingbert et Rumelange) en 1964 – l’année de l’inauguration de ce qui allait devenir le siège de la direction et de l’administration centrale de l’usine. Les années 1960 furent les années glorieuses de l’industrie sidérurgique au Luxembourg, et plus particulièrement à Differdange, Norbert Kaell se souvient de la frénésie de cahiers de commandes pleins à craquer. Il fallait reconstruire l’Europe, accompagner le boom économique, et l’acier fut, avec le béton, un des matériaux miracles qui devaient permettre de construire vite et solidement. La direction française de l’usine avait donc décrété que son siège devait aussi être représentatif de son activité : donc construit en ossature métallique visible, composée de ces poutrelles Grey qui firent la fierté de l’usine de Differdange. Les photos historiques de la phase de construction montrent une ossature d’une élégance folle, à la géométrie stricte et légère à la fois, qui n’est pas sans rappeler celle de la première Cour européenne de Justice au Kirchberg. À l’époque, le bâtiment vit défiler les têtes couronnées et les hommes de pouvoir, la reine d’Angleterre, le roi d’Espagne, le maréchal Tito ou Li Xiannian, le président de la République populaire de Chine. Dans le hall d’entrée aux dimensions généreuses, un escalier suspendu, un plan d’eau et une végétation exubérante signifiaient richesse et modernité. De l’extérieur, la façade vert-bleu est dans la même veine que d’autres bâtiments modernistes de l’époque, par exemple feu le Monopol à Luxembourg-ville.

Or, la période de gloire n’était que de courte durée : en 1967, Hadir fusionne avec l’Arbed, dont la direction générale et les services administratifs sont centralisés à Luxembourg, et la tour de Differdange perd en importance et en représentativité. Commence alors son long déclin, jusqu’au milieu des années 1990, lorsque les services de l’Arbed la quittent définitivement. Durant quinze ans, elle abritera le Ceps/Instead, qui est depuis parti s’installer à Belval. La décrépitude totale a mis trois ans avant d’atteindre son état désastreux actuel.

« Nous n’avons aucun intérêt direct dans la sauvegarde de cette tour, ni économique, ni politique », insiste l’architecte Claudine Kaell, qui milite avec son père et des confrères, notamment Alain Linster, pour la valorisation de la Tour Hadir. La reconversion des friches industrielles, elle connaît : elle a transformé, avec Jim Clemes, l’ancienne tour d’eau de Dudelange en lieu d’exposition de photographies ; elle sait donc ce qui est possible. Pour les architectes, la bâtiment de huit étages qui domine la silhouette de Differdange s’inscrit directement dans la tradition des Mies van der Rohe ou Le Corbusier, essayant de concilier utilisation efficace de l’espace et minimalisme du langage formel. Citant des exemples à l’étranger, notamment la reconversion d’un bâtiment similaire, ancien siège de Hoffmann-La Roche en hôtel (Daniel) en plein centre de Vienne, ou la protection du bâtiment Siemens à Sarrebruck ou du Silverstone-Tower à Francfort, ils ont demandé que la tour Hadir soit classée monument national – la seule décision qui pourrait encore stopper la démolition accordée par le maire. La Cosimo (Commission de sites et monuments nationaux) a estimé à l’unanimité des membres que cela en valait la peine, la lettre de la ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) était prête et même signée – mais n’a jamais été envoyée (au ministère, personne ne voulait ou ne pouvait répondre aux questions du Land).

Tout est donc désormais une course contre la montre : les défenseurs de la tour pourront-ils éviter sa démolition ? Arriveront-ils à sensibiliser l’opinion publique de la valeur patrimoniale, architecturale et historique du bâtiment qui est aujourd’hui dans un état lamentable ? Reconvertie en bureaux, en logements ou en mille autres utilisations imaginables, la tour pourrait devenir un véritable landmark en plein centre de Differdange. Or voilà : la ville fait actuellement tout pour se reconvertir, de cité ouvrière et populaire, où les loyers sont encore abordables mais que les jeunes désertent, en un point d’attraction dans le Sud. Les gigantesques projets de construction, comme l’urbanisation du plateau du funiculaire (à côté du Hadir-Tower) où un promoteur privé construit 600 logements et un hypermarché sous le nom Arboria, doivent attirer de nouvelles populations. Sur le site adjacent, l’État va enfin construire ce lycée si longtemps sollicité à Differdange. Pour beaucoup d’habitants, le lycée est la priorité des priorités pour la relance de la ville, et certains responsables politiques laissent parfois entendre, de manière sous-jacente, que la tour devrait faire place pour le lycée. Faux, rétorque Norbert Kaell, les deux pourraient très bien fonctionner ensemble, le lycée se construit à côté.

Or, le 18 juin, le conseil communal de Differdange a donné son accord à un compromis de vente avec lequel la Ville achèterait 3,72 hectares du site à Arcelor-Mittal, pour le prix de 5,5 millions d’euros, puis cèderait une partie de ce terrain, celle nécessaire pour le lycée, au prix de 2,6 millions d’euros à l’État. Elle serait donc responsable de la commercialisation du reste du terrain, et voudra probablement le vendre au plus offrant. C’est sur cette partie que se trouve la tour – mais qui sera prêt à investir dans sa restauration, alors qu’une démolition pure et simple et la construction de nouveaux bâtiments type standard génèreront des gains beaucoup plus importants ? Alain Linster en appelle à la responsabilité de l’État : « Au-delà d’un acte de politique patrimoniale, l’installation d’une administration publique par exemple dans cette tour serait aussi un acte urbanistique, qui pourrait contribuer à faire revivre une ville. »

Julie Hoffmann, Differdangeoise étudiant actuellement l’architecture à Innsbruck, fait son travail universitaire sur le Hadir Tower et n’a pas eu beaucoup de mal pour convaincre ses enseignants de la valeur de la tour. Son professeur Franz Sam est plein d’éloges quant aux qualités symboliques et architecturales de la tour, qui se laisserait facilement reconvertir en d’autres utilisations et constituerait un emblème important pour la ville dans le futur. Ne serait-ce pas ironique que Differdange s’enorgueillisse que la Freedom Tower sur Ground Zero à New York soit construite avec des poutrelles Grey produites ici, alors qu’elle accepte de démolir un bâtiment historique conçu avec ces mêmes poutrelles cinquante ans plus tôt ?

josée hansen
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